Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

Après l’alerte sur un pylône d’un résident, que se passe-t-il au village des Berges de l’Ain ?

« Grand Fred » a vécu au centre d’hébergement des Berges de l’Ain durant trois ans. Le 10 mai, il est monté sur un pylône très haute tension pour alerter et dénoncer des cas de pressions, d’humiliations, de chantages qui seraient devenus monnaie courante depuis le changement de direction en septembre 2015.

Cet article est en accès libre. Pour soutenir Rue89 Strasbourg, abonnez-vous.


À bout, Grand Fred (de son vrai nom Frédéric Malaczynski) a grimpé mardi 10 mai sur un pylône très haute tension et s’est mis une corde au cou. Menaçant de sauter, il a demandé à rencontrer le préfet du Bas-Rhin pour l’informer de « la situation » au village de chalets des Berges de l’Ain à Strasbourg où il était hébergé. Emmené par les secours après deux heures de négociations, Grand Fred ne pourra pas parler au préfet mais il lui enverra quelques jours plus tard une lettre que Rue89 Strasbourg s’est procurée et dans laquelle il dénonce des problèmes de chantage, d’humiliations et de pressions suite à un changement à la direction du centre d’hébergement en septembre 2015.

Le village des Berges de l’Ain a vu le jour en 2010, après plusieurs années de combats acharnés menés par les Enfants de Don Quichotte pour l’hébergement des personnes sans domicile. Un terrain rue de l’Ain a été dépollué par la Ville avant d’être confié en gestion à Adoma. Rue89 Strasbourg y a déjà consacré un reportage. Durant ses cinq premières années d’existence, ce centre, une exception en son genre, était en quelque sorte une expérience sociale dirigée par Patrick Kientz, travailleur social détaché par la Ville.

Un très haut seuil de tolérance

Exception car les Berges de l’Ain ont vocation à accueillir des personnes dans le besoin, refusées dans les autres structures d’accueil. On y rencontre des personnes qui ont passé plusieurs années à la rue et y ont, pour la plupart, développé différentes addictions.

Ce très haut seuil de tolérance s’exprimait, entre autres, par le respect de la vie privée des villageois : ces derniers pouvant faire ce qu’ils voulaient au sein de leur logement. Autre particularité, les animaux de compagnie sont acceptés. Pour ces personnes, c’est important car bien souvent, leur animal les a aidées à tenir. 

Le village des Berges de l’Ain a donc accueilli plusieurs dizaines de personnes sur des durées plus ou moins longues. Plus quelqu’un était vulnérable, plus il avait ses chances d’intégrer le centre. L’objectif était alors, en deux ou trois ans, d’aider ces personnes à retrouver une stabilité, puis un travail et ensuite un logement.

C’est ainsi que « Grand Fred » s’y est installé en 2013, après des années de rue. Là-bas il avait trouvé le calme qu’il recherchait, un soutien.

Le potager du centre n’est plus utilisé par les « villageois » à cause de la pollution. (Photo Tania Gisselbrecht / Rue89 Strasbourg)

Les ateliers collectifs supprimés pour des raisons budgétaires

Durant l’ère Kientz, si tout n’était pas parfait, « globalement tout allait bien » selon Grand Fred. Des activités étaient organisées, tous les mois un conseil du village avait lieu, les « villageois » pouvaient s’exprimer. Dans sa lettre au préfet, Grand Fred évoque :

« En effet, conformément au projet social tel que nous l’avions imaginé, en arrivant j’y ai trouvé un marché (en partenariat avec la Croix Rouge), des ateliers cuisines, des ateliers bois, un potager, et même un poulailler. »

Mais depuis l’été tout a changé selon Grand Fred. Le contrat de Patrick Kientz n’a pas été reconduit. En septembre, il a été remplacé à la direction des Berges de l’Ain par Laila Tenenbaum et c’est là que les ennuis ont commencé. Dans sa lettre au préfet, Grand Fred poursuit :

« Les ateliers collectifs tels que l’atelier cuisine et bois ont été supprimés pour des questions de réduction budgétaires, alors que dans le même temps la tonte du gazon que nous faisons nous même a été sous-traitée à une entreprise… Au printemps, nous n’avons plus eu non plus la possibilité de cultiver le potager soit disant car la terre était polluée (alors qu’à plusieurs reprises des camions de terreaux propre avaient été livrés pour pouvoir cultiver cet espace pendant 5 ans). La dimension de vie de village s’est ainsi progressivement éteinte, le village est devenu un “village fantôme” où les hébergés ne sortent plus de leurs chalets et l’équipe d’encadrement des bureaux de l’administration. »

Dans le village des Berges de l’Ain, la vie privée des résidents est respectée grâce aux chalets (Photo Franck Brucker / Rue89 Strasbourg)

Ambiance « Guerre Froide »

André (le prénom a été modifié), a travaillé plusieurs années au centre des Berges de l’Ain et y a côtoyé les deux directeurs. Il est conscient que la structure commençait à s’essouffler, que le personnel fatiguait. « Les gens aspiraient à quelque chose de plus structuré » explique-t-il :

« En arrivant ici, j’ai découvert une nouvelle facette du travail social : l’égalité entre les personnes. Le revers de cette manière de fonctionner, c’est que des fois ça partait dans tous les sens. C’est un public difficile, qui a des problèmes de dépendance et demande beaucoup d’attention, d’investissement. Mais chacun a des compétences et on pouvait avancer en commun grâce aux différentes activités proposées, en participant à la vie du village. On accueillait ces personnes avec les difficultés qui en découlent. A partir de septembre, j’ai remarqué un changement. Les activités ont été supprimées pour des raisons budgétaires alors qu’il n’en avait jamais été question. Les cahiers de liaison que nous utilisions pour communiquer et assurer un relais entre les membres du personnels ont été retirés. »

À l’arrivée de Laila Tenenbaum, André était séduit par son projet pour le centre d’hébergement. Mais rapidement, il s’aperçoit que les changements visent à remettre la « structure à flots » et regrette ce qu’il voit se profiler :

« L’équipe d’encadrement s’est scindée en deux groupes. D’un côté, ceux qui suivaient la directrice et estimaient travailler avec des délinquants. Pour eux, il était nécessaire de durcir les méthodes de travail. De l’autre côté, les anciens à qui étaient reprochées leurs méthodes de travail, soit disant obsolètes. Suspicions, délations… C’est une ambiance de Guerre Froide. Mais tout cela n’aurait été qu’anecdotique si, parallèlement, la manière de traiter les villageois n’avait pas évolué, tout d’abord vers un manque de respect des personnes, ensuite vers de la maltraitance institutionnelle et pour finir vers de la maltraitance pure : insulter les villageois en leur tenant des propos du genre “il est con lui…” ou le faire devant d’autres villageois par des “elle est où l’autre tafiole…” Ou encore passer une heure, en conseil de village, à hurler sur les gens des choses du genre “y en a marre des grattes-systèmes qui voient Mickey toute la journée et nous prennent pour des cons. Et maintenant ça va changer parce que sinon je prendrais les mesures qui s’imposent…” »

« Une situation extrêmement préoccupante »

Marie-Dominique Dreyssé, adjointe au maire de Strasbourg (EELV) en charge de l’action sociale territoriale connaît Grand Fred depuis 2007. Sollicitée par ce dernier, elle explique que la Ville suit de près ce dossier :

« Visiblement, il y aurait un problème de gestion. La collectivité a pris la mesure de la gravité des plaintes exprimées par plusieurs hébergés. C’est une situation extrêmement préoccupante. Nous verrons les salariés et la direction pour faire un état des lieux complet de la situation. »

De son côté, Laila Tenenbaum réfute tout problème et se dit « vraiment étonnée de découvrir » ce qui lui est reproché. Pour elle, il n’y a pas de changement majeur dans la vocation du centre :

« Ce centre a vocation à accueillir les personnes qui sont dans une grande précarité, ça l’a toujours été et ça ne changera pas. On est là pour aider les gens à aller mieux, dans leur corps et dans leur tête. Le conseil du village existe toujours, les activités aussi. Il n’y a jamais eu de chantage, les personnes font ce qu’elles veulent en dehors du centre, on ne peut pas leur interdire de mendier, encore moins les exclure pour cette raison. Monsieur Malaczynski a été exclu suite à une altercation avec un employé, conformément au réglement. »

Aujourd’hui, Grand Fred dort où il le peut. Dans sa lettre, il a demandé au préfet un audit externe des Berges de l’Ain. Le préfet n’a pas encore répondu.


#ADOMA

Activez les notifications pour être alerté des nouveaux articles publiés en lien avec ce sujet.

Voir tous les articles

Autres mots-clés :

#Berges de l'Ain#hébergement#SDF#Société
Partager
Plus d'options
Quitter la version mobile