Vous pensiez que l’université, haut lieu de la connaissance et de l’érudition, échappait au sexisme quotidien ? Revoyez votre jugement. Le blog Paye ta fac recense les propos misogynes tenus dans les amphis et a mis un coup de projecteur sur des propos misogynes voire racistes tenus par des professeurs. Le campus de Strasbourg s’y illustre notamment par cette citation d’un professeur d’histoire de l’Institut d’Etudes Politiques (IEP) :
« Vous les filles, à Sciences Po, vous n’êtes là que pour vous trouver un mari. Tout ce que vous avez à savoir c’est additionner et soustraire pour pouvoir acheter le poisson sur le marché. »
Le blog a été beaucoup partagé sur les réseaux sociaux. Ses propos ont même été repris dans un article du Monde. Le nom de l’enseignant n’est pas écrit, mais il ne fait aucun doute pour les élèves et même anciens étudiants habitués à ce genre de sorties. D’autres citations venant de Strasbourg y ont été publiées, comme ce propos d’un intervenant en cours d’économie :
« Il y a trois catégories de personnes inutiles : les femmes, les chômeurs et les retraités. »
“Vous n’aurez jamais de preuves”
Une association féministe de l’Université de Strasbourg, le Collectif Copines (né à l’IEP), s’est alors saisi de cette médiatisation pour alerter la direction de l’établissement, qui avait préféré jusque là ranger le problème sous le tapis. Charlotte (le prénom a été changé) est en 4e année et elle témoigne de la complicité de l’administration :
« Cela fait des années que des plaintes remontent, notamment sur les propos d’un professeur d’histoire, qui tient régulièrement des propos misogynes, parfois racistes et homophobes. Il y a quelques années, certains d’entre nous en avaient parlé à l’administration et on s’était vus rétorquer qu’on n’avait pas de preuve, qu’on n’en aurait jamais, car il était interdit d’enregistrer un professeur, et que, du coup, rien ne serait fait. »
À l’époque, aucune association ou collectif pour les soutenir. Les « Copines » en étaient à leurs balbutiements. Aujourd’hui, elles déplorent que la direction ait fermé les yeux sur un problème connu et relevé depuis longtemps par les étudiants. Dans le journal de l’IEP, une rubrique est dédiée aux citations « originales » des professeurs. On a pu lire par exemple dans cette rubrique cette phrase du même professeur d’histoire :
« Avec les majorettes, plus la jeune fille lève la jambe haute, plus ça attire les électeurs. Evidemment, il faut choisir la qualité de la jambe ! »
Or l’administration lit le journal de l’IEP, ces types de phrases ont été publiées régulièrement tous les ans sans que jamais personne ne réagisse.
Un problème ancien et récurrent
En décembre 2015, le bureau des élèves de l’IEP avait publié une vidéo pour la promotion du gala de l’école, que des étudiants avaient jugé limite, car comportant des suggestions sexuelles où hommes et femmes « n’étaient pas sur un pied d’égalité », voire selon certaines associations, « une scène d’agression sexuelle. » Ces organismes avaient alors écrit une lettre ouverte à la direction. Celle-ci avait alors regretté que le problème n’ait pas été traité « en interne. »
Quelques mois plus tôt, le Collectif Copines avait collé des affiches dans l’établissement, reprenant de nombreux propos sexistes tenus par des étudiants sur le groupe Facebook des élèves de l’école. Une ancienne membre du collectif se rappelle la réaction très négative de la direction, qui trouvait que cela donnait « une mauvaise image de l’IEP » et qu’il fallait « se concentrer sur les actions positives. »
Lola Romieux fait partie des élus de l’Union des Etudiants Communistes (UEC) de Strasbourg et selon elle, les conséquences de ces propos sont sérieuses :
« C’est grave que des professeurs tiennent ce genre de propos, qui parfois entretiennent la culture du viol. Avec la position de pouvoir qu’ils ont, ils entretiennent le patriarcat et cela dit aux hommes qu’ils ont le droit de parler aux femmes comme ça et de harceler. Car cela peut aller jusqu’au harcèlement sexuel. »
« Il faut qu’on s’indigne ! »
Cette fois, la médiatisation des propos a délié les langues et relancé la mobilisation, comme l’expliquent les membres du Collectif Copines :
« Avant, on n’avait pas de moyens, de plateforme pour dénoncer de manière aussi large. Le blog a permis de dépasser le problème de l’inertie de l’administration et une prise de conscience. Mais le collectif ne peut pas agir seul, il faut qu’on s’indigne ! »
Il a alors été proposé aux étudiants de leur faire parvenir leurs témoignages, pour présenter l’étendue du problème à la direction actuelle.
« Si on ne peut plus être homophobe de nos jours »
En deux jours, une quarantaine de témoignages afflue, venant d’étudiants de toutes les promotions et d’anciens élèves. Mais même sans cela, les étudiants n’ont aucun mal à nous donner des exemples, d’un professeur en particulier :
« C’était pas mal [cet exposé], mais ça aurait été mieux traité par un homme. »
Ou encore, à une élève ramassant son ordinateur par terre :
« Mais non, restez penchée mademoiselle. »
Mais aussi :
« Simone Veil, cette cagole » ou « Si on ne peut plus être homophobe de nos jours… »
Plusieurs étudiants nous racontent aussi que le même professeur avait comparé l’avortement aux fours crématoires, et également dit que l’état catastrophique des finances publiques dans les années 80 était dû au remboursement de l’IVG.
Impunité : le début de la fin ?
Contrairement à l’administration précédente, la direction de l’IEP a pris en compte le rapport du collectif et réagi rapidement. Le directeur, Gabriel Eckert, s’est dit choqué par les propos rapportés et assure ne pas avoir eu connaissance de l’étendue du problème, qu’il condamne fermement dans un communiqué :
« Nous déplorons vivement que de tels propos aient pu être tenus dans une institution attachée à la défense des principes fondamentaux que sont l’égalité et le droit au respect de chacun. »
Surtout, il appelle les étudiants à témoigner pour pouvoir se tourner vers les professeurs concernés :
« Dans ce cadre, l’Institut garantit la confidentialité et la protection à tout étudiant ou personnel qui signalerait des attitudes ou des propos répréhensibles, tenus par des personnels ou d’autres étudiants. Il s’engage alors à intervenir auprès des personnes mises en cause, et à prendre les mesures appropriées. »
Quelles seront ces « mesures appropriées » ? Le communiqué ne le précise pas. Mais le Collectif Copines se réjouit de la réaction et ajoute que des mesures concrètes vont être prises :
« C’est positif, la réaction a été immédiate. Aussi, nous nous sommes mis d’accord pour mettre en place une charte antisexiste contraignante au niveau de l’IEP, et un référent discrimination va être désigné. »
Une université à secouer
La bataille est pourtant loin d’être gagnée. Le Collectif Copines veut s’attaquer au reste de l’Université de Strasbourg. Deux étudiants actifs à l’UNEF expliquent que le problème est partout :
« Parfois, les campagnes d’associations pour des soirées sont vraiment limites. Il n’y a aucun contrôle sur les affiches aussi. Ou encore, si une doctorante se fait harceler par son directeur de thèse, elle n’a aucun moyen d’y faire face. »
Ils regrettent que l’Université de Strasbourg ne prenne pas la situation à bras le corps :
« L’Université ne fait pas grand chose. On aimerait aussi que les associations qui ont une communication sexiste ne reçoivent plus de subventions, mais bon… L’Unistra ne met pas sa mission Égalité-Diversité en avant, allez voir sur le site internet, il faut vraiment chercher pour la trouver ! Et cela fait quelques années qu’on essaye de mettre en place une Charte antisexiste comme à Grenoble, mais on n’y arrive pas, notamment parce que la FAGE se refuse à la signer. »
Dans ses communiqués, ce syndicat étudiant estime qu’elle serait idéologique et d’un « féminisme punitif. »
Le Collectif Copines pointe que cette inertie est d’autant plus regrettable que des circulaires et guides ont été publiées par le Ministère de l’éducation nationale pour guider les établissements d’enseignement supérieur.
Rendre le campus plus accueillant pour les femmes
Au-delà des propos sexistes, certains, comme Lola Romieux, considèrent que rien n’est fait pour faire du campus un espace accueillant et sécurisant pour les femmes :
« L’Unistra ne met pas grand-chose en place sur le sexisme, à part parfois un cycle de conférence. Pour les comportements sexistes, quelles sont les mesures ? Au mieux, le professeur est transféré et peut continuer auprès d’autres étudiants. »
L’UEC demande que l’Unistra prenne vraiment en charge les violences sexistes :
« Nous proposons de créer des cellules d’écoute pour les femmes victimes de harcèlement et de viol. Il manque également un pôle de santé publique, pour tout ce qui touche à la contraception et une structure pour accompagner les étudiantes qui attendent un enfant. Nous demandons aussi de vraies sanctions contre les propos sexistes et le harcèlement et une charte pour les affiches, à laquelle l’Unistra serait vraiment attentive. »
Position d’autorité et auto-censure
Si les militants et militantes strasbourgeoises semblent déterminés à agir sur le campus, le sexisme à l’université s’étend dans toute la France, encouragé par l’inertie des administrations, voire un “victim blaming”. Les membres du Collectif Copines relèvent le tabou que constituent encore les violences sexistes :
« Nous recevons de nombreux témoignages d’amis d’autres facs ou d’autres IEP, des propos et attitudes vraiment choquants de la part de professeurs ou d’élèves. Mais ils ne veulent pas qu’on les publie, ayant trop peur des représailles. Ici aussi, on nous accuse de chasse aux sorcières, il y a même des élèves qui soutiennent les professeurs concernés ! Mais c’est difficile d’aller voir le professeur pour dire que ses propos sont graves. Il nous note, il nous voit en oral. Il est évidemment en position d’autorité. »
Plusieurs étudiants ou anciens étudiants de l’IEP nous ont également confié qu’ils avaient abandonné des cours exclusivement à cause du comportement d’un professeur et de ses propos qu’ils jugeaient trop choquants.
L’affaire de l’examen blanc d’internat de médecine, qui comportait des propos sexistes, avait aussi fait grand bruit, et c’est surtout la lanceuse d’alerte, Pauline, qui en avait subi les conséquences. Elle nous raconte :
« Ça m’a un peu dépassée. J’ai été accusée de ne pas avoir d’humour, et on m’a dit que le doyen de l’université n’était pas content, car ça donnait une mauvaise image de sa fac, et qu’il voulait me rencontrer. J’ai refusé, je ne pense pas que c’était pour me féliciter. »
L’Unistra assure « prendre la question très au sérieux »…
Contacté, le nouveau président de l’Université Michel Deneken, professeur en théologie, ne souhaite pas réagir directement. Il renvoie vers Isabelle Kraus, chargée de mission Égalité Diversité de 2009 à 2016, qui affirme regretter la situation :
« Si de tels propos sont avérés, effectivement c’est grave. Cela ne correspond pas du tout à nos valeurs et ne peut pas être accepté dans le cadre de la fonction d’enseignant. »
Elle dit prendre très au sérieux cette question, pas anodine dans le parcours étudiant :
« Cela crée une division en groupes de filles et de garçons, avec en plus une notion de valeur. Subies de manière répétée, ces réflexions risquent de pousser les femmes à ne plus oser poser des questions ou s’investir. Il n’y a plus alors d’égalité entre jeunes hommes et femmes par rapport à l’acquisition du savoir. »
… mais peut mieux faire
L’université dit ne pouvoir agir qu’en connaissance de cause :
« L’établissement ne peut examiner une situation que s’il est saisi, avec un témoignage écrit. Par ailleurs, j’ai une mission d’espace de parole, et j’ai toujours reçu les personnes qui souhaitaient me parler. »
Elle concède que l’Unistra a encore une marge de progression sur la question, mais insiste, c’est un axe de la politique de l’université depuis 2009 et la création de la mission :
« Nous organisons des soirées-débat, des actions de sensibilisation, de la formation continue sur la question du sexisme et des enseignements obligatoires dans certaines composantes. L’idée des cellules d’écoute est bonne et elle est étudiée depuis plusieurs mois. Il convient de réfléchir aux modalités d’une telle structure afin qu’elle réponde aux besoins. Cela met du temps. »
La Ville prête à suivre la mobilisation
Du côté de la Ville de Strasbourg, la conseillère municipale en charge de la vie étudiante, Ada Reichhart (PS), se dit très préoccupée par le sujet :
« Un rapport de 2013 sur la santé des étudiants montre que sur les questions de stress, de pression, de difficultés psychologiques, tous les chiffres sont plus élevés chez les femmes. Cela reflète quand même un certain mal-être. Le sexisme ordinaire est tristement démocratique et touche tous les milieux. Pour les étudiantes, c’est vraiment une situation humiliante car on a une double domination, avec les positions d’homme et de professeur. Mais les clichés sont aussi véhiculés par des associations étudiantes. »
Pour Ada Reichart, la prise de conscience va produire d’autres initiatives :
« Le blog est une très bonne initiative, cela libère la parole et c’est important. De son côté, la Ville de Strasbourg organise chaque année la semaine contre les discriminations, et est en lien avec l’Université, qui a fait du bon travail contre le bizutage par exemple. Nous allons travailler plus étroitement avec la fac, et je compte rencontrer le Collectif Copines également. La mission vie étudiante va aussi revoir son site internet pour intégrer des liens ressources. »
Les réseaux sociaux et la médiatisation ont permis une mise en lumière sans précédent de ces comportements sexistes, qui d’habitude suivent tranquillement leur cours, parfois avec l’aval amusé des étudiants. Maintenant que ces plateformes lèvent le voile sur l’impunité des propos tenus en amphi, y aura-t-il du changement à l’IEP et ailleurs ? On verra bien.
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