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Salwa Toko : « Redonner sa place à l’humain dans le numérique »

Salwa Toko est présidente du Conseil National du Numérique (CNNum) et ancienne militante pour le droit des femmes et des jeunes sur internet. Elle est l’invitée du Shadok et de Rue89 Strasbourg jeudi, pour évoquer la réappropriation d’Internet, avec Charles Nepote de la Fondation Internet Nouvelle Génération.

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Aux débuts d’Internet, les objectifs de ses fondateurs étaient de permettre une meilleure circulation de l’information, autour de principes d’ouverture et de progrès partagés. Mais aujourd’hui, l’écosystème numérique est ultra-centralisé autour de quelques grands géants, aux technologies verrouillées, aux pratiques controversées et dont les effets questionnent les modèles sociaux du travail… Comment en est-on arrivé là et surtout, comment en sortir ?

Présidente du Conseil national du numérique (CNNum), Salwa Toko a rejoint parmi les premiers signataires la démarche partagée « Reset », initiée par la Fondation Internet Nouvelle Génération (FING) et popularisée par une tribune dans Le Monde en janvier et qui vise à mobiliser les citoyens autour de la question de la réappropriation d’Internet et de l’univers numérique.

Rue89 Strasbourg : Pourquoi avoir adhéré à la démarche « reset » en tant que présidente du CNNum, qui a vocation à éclairer le débat public sur les questions liées au numérique ?

Salwa Toko : Les questions qui sont portées par la tribune, et notamment l’idée que le numérique ne doit pas être pris comme une évolution, ni une technologie, mais qu’il faut l’investir complètement dans tous les pans de la société et tous les secteurs économiques, rejoint déjà des propositions portées par le CNNum.

Je n’ai pas pu participer à la rédaction, mais j’ai assez facilement signé le texte. Il est assez évident que si le numérique a permis de très nombreux progrès, il a aussi accéléré certaines fractures sociales et que fasse à ces failles, il n’existe pas de réponse suffisante. Or c’était la promesse initiale, connecter les individus dans un environnement partagé sur lequel ils peuvent agir…

Qu’est-ce qu’il s’est passé selon vous ? 

Vaste question ! Mais d’une manière générale, je crois qu’on a manqué aux devoirs d’éducation au numérique, c’est le socle de la naissance de toutes ces fractures. Si on prend le département de la Seine Saint-Denis par exemple, que je connais bien, on s’est aperçu que de nombreux jeunes, particulièrement chez les filles, se retrouvent quasiment exclus des filières d’insertion professionnelles s’ils n’acquièrent pas des compétences numériques ou technologiques.

« Repenser l’éducation au numérique »

Je ne parle pas forcément de codeurs ou de codeuses, mais des compétences nécessaires pour être à l’aise dans le monde du travail aujourd’hui, savoir manipuler un fichier, les échanges de données, etc. Or ces compétences s’acquièrent à partir d’un ensemble d’usages et de pratiques, qui n’ont pas forcément été celles de certaines familles de ce département… Donc il faut reposer la question de l’éducation et c’est pour ça que ce texte n’est qu’un point de départ.

Et puis il y a la question des données. L’inventeur du web, Tim Berners-Lee, l’a dit très clairement à l’occasion des 30 ans de sa création : les données doivent être la propriété des internautes. Là-dessus, il y a un chantier énorme à mener, qui débutera par une prise de conscience.

Est-ce le numérique est devenu nocif alors ?

Je ne dirais pas ça, mais on constate que quelque chose qui était censé être libérateur, et qui l’était au départ et continue de l’être dans bien des domaines, est devenu le moteur d’une économie qui échappe largement à tout contrôle. On se retrouve avec une espèce de monstre qui essaie tant bien que mal de s’auto-réguler, et dont on n’a pas perçu les impacts philosophiques et psychologiques sur le comportement humain.

« Nos comportements se modifient face au numérique »

Il y a des modifications de nos comportements en raison du numérique. Or la technologie doit être au service de l’humain, pas l’inverse. Je ne parle pas de déshumanisation, peu de choses sont si automatisées qu’elles nous échappent, mais de la question de la place de l’humain dans les processus nouveaux. Cette place n’est pas assez souvent posée comme étant centrale… Ce serait dommage qu’on se retrouve un peu prisonniers.

Que faut-il faire alors ?

Il faut d’abord évaluer les impacts qu’ont eu les transformations numériques sur nos sociétés, sur les personnes âgées, sur les jeunes, sur la concurrence, sur le monde du travail, sur les femmes, sur la santé, etc. Puis il faudra probablement mettre à jour nos lois, une renégociation du contrat global entre le public et les fournisseurs de services…

Sur les réseaux sociaux par exemple, on se rend compte que la législation est complètement dépassée et incapable de répondre aux problèmes de la communication actuelle… Il faut retrouver un nouvel équilibre entre la liberté d’expression et le respect des droits, en intégrant les progrès technologiques comme l’automatisation.

« Il faut tout revoir avec le prisme du numérique »

Il faut accompagner de manière beaucoup plus systématique les décideurs publics et privés, et tout revoir avec le prisme du numérique. On en est encore loin, contrairement à ce que l’on pourrait penser ! Il faut travailler sur des savoirs en commun numérique, des technologies, des pratiques… Les systématiser. Et bien entendu, travailler sur la question des données, leur propriété et leur exploitation.

Le chantier est immense !

Certes et mondial même ! Il faudra mener plusieurs chantiers de front dans tous les pays en même temps. Mais je ne désespère jamais de l’humain. Je suis confiante que nous finirons par y arriver. Je fais souvent un parallèle avec le siècle des Lumières, c’était aussi une période de changements sociétaux intenses, propulsés par les évolutions technologiques. Ils sont bien parvenus à s’en sortir…

Peut-être nous faut-il inventer une gouvernance mondiale du numérique, une sorte d’Organisation des Nations Unies du numérique ? C’est à discuter mais ce qui est sûr, c’est que si on n’y réfléchit pas rapidement, nous mettons en danger nos démocraties et nos modes de vie.


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