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Sacha, infirmier urgentiste à Strasbourg, dénonçait « l’hôpital-usine » bien avant la pandémie

La crise sanitaire liée au Covid-19 a jeté une lumière crue sur la situation de l’hôpital public. Particulièrement depuis trois ans, des soignants et des soignantes dénoncent la saturation des services d’urgence, qui serait causée par la rentabilité économique demandée aux hôpitaux. Témoignage.

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Il est 6h du matin, en décembre 2017. Sacha (prénom modifié), infirmier urgentiste au Nouvel Hôpital Civil (NHC), vient d’envoyer un mail à des cadres de l’établissement, après avoir vécu une nouvelle nuit de service extrêmement difficile :

« Cela faisait un moment qu’on en parlait avec les collègues, on n’en pouvait plus. Là, c’était le coup de stress de trop. J’étais à mon poste, je régulais les flux, mais en même temps je devais gérer l’anesthésie d’une patiente qui s’était déboîtée la mâchoire et un homme qui devait être oxygéné. Ce n’était pas à moi de faire ça en théorie. »

L’embouteillage aux urgences faute de lits dans les services

Pour Sacha, c’est le début d’un engagement militant qui a commencé bien avant le coup de projecteur porté sur les soignants pendant la pandémie de Covid-19. Le 20 mars 2018, Rue89 Strasbourg couvre une manifestation dont il est l’un des organisateurs. Deux ans plus tard, en pleine épidémie, les revendications n’ont pas changé. En plus du sous-effectif, Sacha, désormais syndiqué à Force Ouvrière, estime que le principal problème est le manque de lits dans les services :

« Les services de pneumologie, de cardiologie ou encore de gériatrie sont sous-dotés, ce qui provoque un embouteillage aux urgences. On a surtout un problème de flux, avec des situations où plusieurs personnes sont coincées dans les ambulances parce que nous sommes saturés, sans possibilité d’envoyer les patients dans les services adaptés. »

« On aurait aimé du soutien avant la crise sanitaire »

En arrêt pendant deux semaines après avoir été testé positif au virus au milieu du mois d’avril, il développe de gros symptômes. L’un de ses collègues est placé en réanimation, et en ressort quelques jours plus tard. Il décrit un sentiment ambigu, chez lui et les autres urgentistes de son service, lorsqu’ils entendent les applaudissements de 20h :

« On remercie les gens bien-sûr, mais on aurait aimé du soutien lorsqu’on sortait dans la rue avant la crise sanitaire. Le personnel soignant essaye d’alerter depuis plus de dix ans. Cela fait autant de temps que des patients voient leur état se détériorer juste parce que les urgences sont saturées et qu’ils ne sont pas pris en charge à temps. Dans le métier, on sait tous qu’il y a des personnes qui décèdent à cause de cela. Ce que je veux dire par là, c’est que la situation est gravissime depuis longtemps. »

Les urgences constituent un point de tension de l’hôpital qui montre les défauts de moyens dans les autres services. (Photo Jérémie Rumpler)

« On a expliqué les urgences au directeur de l’hôpital »

Dès la fin de l’année 2017, avant sa première manifestation, Sacha avait déjà impulsé une mobilisation en interne :

« On était en sous-effectif. Il a fallu qu’on explique le fonctionnement des urgences au directeur général, lors d’une réunion que nous avions sollicitée. On a même dû lui dessiner un schéma d’un mètre sur deux. Les hôpitaux ne sont plus gérés par des médecins mais par des comptables. Après quelques manifestations et interpellations, deux postes supplémentaires ont été accordés courant 2018 : une aide soignante la nuit, et une infirmière volante en permanence. Mais c’est ridicule par rapport aux pertes de lits et de personnel qui ont lieu en même temps. »

69 000 lits de moins en 15 ans en France

Selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), en 2019, on compte 69 000 lits d’hospitalisation de moins en France qu’en 2003. Plus précisément, 30 000 lits de « court séjour » et 48 000 lits de « long séjour » ont été supprimés, soit les lits qui permettent aux patients de rester des nuits. Parallèlement, des lits en chirurgie ambulatoire (les patients repartent le jour même) ont été créés. D’après Christian Prud’homme, secrétaire général du syndicat Force Ouvrière (FO) des hôpitaux universitaires de Strasbourg, entre 200 et 300 lits ont été supprimés ces 4 dernières années dans la capitale alsacienne. « Les lits en chirurgie ambulatoire sont plus rentables et donc privilégiés par rapport aux lits en gériatrie, en cardiologie ou encore en pneumologie. C’est ce qu’on appelle le virage ambulatoire, » explique le responsable syndical.

« Les lits ne cessaient d’être supprimés, donc forcément, au bout d’un moment, les urgences allaient être sévèrement saturées, » se souvient Sacha :

« On a senti un tournant dès l’été 2017. En théorie, à cette période de l’année, nous soufflons parce qu’il y a un peu moins d’activité. Mais là, le flux de patients, même en été, n’était plus assuré, parce que les services ne pouvaient pas les absorber. On se disait que l’hiver allait être très difficile, et ça n’a pas loupé. »

Une infirmière pour 100 patients en gériatrie la nuit

« En gros, si les services sont en difficulté, nous ne pouvons que l’être, » résume Sacha. En discutant avec des syndiqués, il comprend mieux les problèmes rencontrés dans les autres services de l’hôpital. Christian Prud’homme détaille la baisse de moyens :

« Certains secteurs sont en sous-effectif. Au CHU de Strasbourg, la nuit, l’un des services de gériatrie qui compte 100 patients est géré par une seule infirmière. Vous imaginez quand il y a plusieurs problèmes en même temps ? Pour nous, le service public ne doit pas être soumis à ces lois de rentabilité. Ce sont des vies qui sont en jeu, pas de la marchandise. Évidemment, nous ne voulons pas gaspiller de l’argent et des ressources, mais la santé devrait être une priorité budgétaire. Des moyens, il y en a dans ce pays, c’est un choix à faire. »

Avec du recul, Sacha estime faire partie des personnes qui ont « tout fait pour dénoncer cette situation. » Il reste amer face à l’absence de changement concret :

« C’est rageant parce qu’on alerte depuis longtemps ! Il y a des nuits où la situation pendant la pandémie est similaire à ce que l’on vit depuis longtemps. On est étonné que tout le monde s’émeuve maintenant ! C’est comme si la saturation des urgences et les hôpitaux en général étaient devenus le problème numéro un. Si on veut améliorer la situation, il faudra cesser toutes ces économies. »

« Un mauvais geste peut causer la mort »

Selon le panorama de la Santé 2019, la France est classée 28e sur 32 pays de l’OCDE sur les salaires infirmiers, en comparaison au salaire moyen du pays. Sacha est préoccupé par la précarisation des professions de soignantes (80% de femmes) dans le public :

« Aujourd’hui, dans le milieu hospitalier, les infirmières commencent leur carrière avec des CDD de trois mois qui s’enchaînent pendant 2 ans. Elles gagnent alors 1 700 euros brut par mois. Nos responsabilités doivent être considérées et partagées, avec plus d’effectifs et de moyens. Dans certaines situations, un mauvais geste peut causer la mort d’une personne, et avec des conditions de travail aussi difficiles, c’est vite arrivé. »

Sacha est appuyé par le responsable syndical de FO qui attire l’attention sur une étude canadienne publiée dans la revue médicale britannique The Lancet. Elle démontre un lien entre le sous-effectif en personnel soignant et les décès dans les services. Bien que le candidat Macron avait promis que l’hôpital aurait de « vrais moyens supplémentaires », les économies se poursuivent sous son quinquennat.

« Une logique de business plan »

Ce modèle de « l’hôpital-usine » est aussi fustigé par Frédéric Pierru, sociologue spécialiste des questions de santé publique dans un entretien à Marianne dès 2017 :

« C’est une logique de business plan. On vous met des moyens là où il y a de l’activité. Un hôpital performant c’est un hôpital pensé pour produire des soins à flux tendus. »

Des tarifs sont attribués aux patients selon leur pathologie

Pour Christian Prud’homme comme pour Frédéric Pierru, cette situation est issue d’un nouveau mode de financement de l’hôpital public mis en place depuis 2004 : la tarification à l’activité (T2A) couplée à des mesures d’économies. Le prix de chaque activité est fixé tous les ans par le ministère de la Santé. Avant cela, les hôpitaux étaient dotés d’une enveloppe de fonctionnement annuelle et limitée.

Frédéric Pierru explique les conséquences de cette politique :

« Dès qu’un patient entre à l’hôpital, il est classé selon sa pathologie, dans ce qu’on appelle un GHM (groupe homogène de malades). Il est ainsi rangé dans une catégorie à laquelle on a attribué un tarif (ce tarif est le même pour tous les hôpitaux et résulte d’un calcul statistique sur une trentaine d’hôpitaux-témoins). Résultat : on a créé un pseudo-marché. »

Pour les soignants hospitaliers, chaque geste compte.

Le 14 janvier 2020, quelques semaines avant le pic épidémique, en France 1 200 médecins hospitaliers démissionnent de leurs fonctions administratives. Ils dénoncent le manque d’investissement dans les hôpitaux et alertent sur la sécurité des patients.

Sacha regrette que « même cette mobilisation » n’ait pas eu d’écho politique. Il attend désormais la suite :

« Les autorités seront obligées de nous accorder quelque chose. L’enjeu après cette crise sera de réussir à communiquer sur nos problèmes structurels. Il faudra faire en sorte que ça ne soit pas une bouchée de pain et que tout le monde oublie après. On ne devrait pas avoir à quémander comme ça. L’hôpital sauve des vies tous les jours. »

Le gouvernement a débuté lundi 25 mai une concertation appelée « Ségur de la Santé », du nom de l’avenue où se trouve le ministère. Elle doit déboucher sur des décisions pour les hôpitaux « en juillet ».


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