Archi-comble, le spectacle joué simultanément en français et en alsacien est un « must » du patrimoine alsacien, mais aussi bien plus que ça. Du TGV Est au Racing, du burkini aux élus de Strasbourg et de Colmar – surtout de Colmar !-, tous les sujets d’actualité sont bons pour passer au crible ce qui constitue notre petite communauté mais aussi ce qui lui fait défaut. Une sorte de « purge » annuelle, comme l’explique Roger Siffer, qui permet de renverser les pouvoirs et de mettre les fous sur la scène de la Choucrouterie, l’espace d’une soirée jubilatoire.
Roger Siffer en est la rutilante et exubérante figure de proue depuis plus de 20 ans. Qui ne connaît pas ce visage rond aux yeux moqueurs, cette barbe fleurie et ces cheveux longs assortis aux lunettes rondes de John Lennon ? Caricaturé plus de fois qu’il ne saurait les compter, Roger Siffer est un clown réfléchi, qui a beaucoup à dire et des convictions bien ancrées.
« On veut un pays sans Marine, sans guillotine »
« Je suis, j’ai toujours été, – c’est comme ça, on se refait pas -, extrêmement respectueux du public. C’est-à-dire que je disais déjà dans les années 80 : je ne suis pas un missionnaire en chaussettes blanches », j’ai évidemment des convictions. Je n’hésite pas à les exprimer sur scène. Attaquer le FN par exemple ça ne me pose aucun problème. J’étais anti-nucléaire, j’ai défendu ça. J’ai des idées mais je ne fais pas un spectacle militant même s’il y a des allusions très précises.
Dans la revue française, elle finit cette année avec : « nous on veut un pays sans Marine, un pays sans guillotine… » car elle veut remettre la peine de mort. On ne peut pas être plus clair. Mais je fais gaffe, sans faire d’autocensure, sans abonder dans le sens du poil, à être respectueux de ce qui peut choquer les gens, les heurter. »
Une horde d’auteurs issus d’une « émission sale »
« La première année de la Chouc’, Madame Latigrat, qui était la directrice de Radio France Alsace, nous a commandé, je cite, « une émission sale ». Nous avons donc fait cette émission qui s’appelait « Arrache-moi la jambe » pendant 10 ans. C’était un record : on avait le plus fort taux d’écoute que la radio ait jamais eu dans la région. Du vrai cabaret satirique, mordant. L’équivalent des Guignols à l’époque où ils étaient bons – maintenant ce n’est plus regardable. Nous avions chaque semaine, ou au moins une fois par mois, un invité politique que Francis Baerst tirait à travers le cacao, comme on dit. On a eu des Pflimlin, des Klifa, des Bockel, on en faisait un portrait satirique et ensuite on leur faisait faire n’importe quoi, chanter des chansons, réciter des poèmes – c’était assez délirant.
Cette horde – nous étions parfois jusqu’à 12, 14, 15 auteurs à écrire – je la poussais toujours plus loin. Il faut dire aussi que quand nous avons créé la Chouc’ c’était un événement assez unique, comme lieu et comme philosophie. Les personnes qui participaient à l’émission le faisaient bénévolement, et l’argent que la radio nous payait était versé directement au théâtre pour payer son fonctionnement, le loyer, etc. Nous étions donc une équipe très soudée parce qu’il n’y avait pas de concurrence ou de problèmes de fric. Les premiers problèmes de fric sont apparus bien plus tard, quand on nous a signalé qu’il fallait qu’on s’inscrive aux droits d’auteur, mais ça n’a pas duré longtemps. »
L’humour à la française, l’humour à l’alsacienne
« La jeune génération écrit et rit autrement… Vous riez d’autres choses que ma génération. Le public dialectophone est plus âgé. L’humour un peu provoc’ « Hara Kiri » des jeunes c’est quelque chose qui ne fonctionne absolument pas ni dans la langue alsacienne ni avec le public alsacien. Donc je suis très vigilant. Je laisse faire dans la revue française des provocations, je suis pas bégueule, car le public de la revue française est beaucoup plus jeune. »
La revue satirique et les politiques
« Les hommes politiques viennent toujours parce qu’ils sont dedans. Certains reviennent tous les ans, comme Roland Ries qui vient avec Christiane, sa femme : ils choisissent d’ailleurs la revue en alsacien. Ries aime le cabaret. C’est pour ça que j’avais fait le festival Babel à l’époque et que je lui ai proposé le théâtre du Scala à Neudorf. C’était une façon pour Roland Ries – il le dit dans son bouquin d’ailleurs-, de récupérer un électorat qui avait fui vers le Front national parce que les Socialistes avaient changé, qu’ils étaient devenu jacobins. C’était une stratégie politique de la part de Ries, pas de la simple militance antifasciste.
Dreyfus vient tous les ans. Et comment il s’appelle, l’écolo avec l’écharpe verte… Il est sur toutes les photos, il est sur Facebook tout le temps. Alain Jund ! C’est année c’est Mangin qui va venir, parce qu’il est dans un sketch. Fontanel aussi s’est annoncé parce qu’il est dans un sketch, on l’appelle « fontaine a miel » [rires]… Mathieu Cahn est venu avec un groupe énorme. Il était très sympa alors qu’il y a un sketch un peu violent… Mais le pire pour les politiques, c’est quand on ne parle pas d’eux. »
Germain Müller et le Barabli
« J’ai commencé mon métier – c’est à dire à devenir professionnel – chez Germain Müller au Barabli. Il a fait des revues satiriques pendant très longtemps. J’ai passé deux ans derrière le rideau à regarder comment il faisait. C’était extraordinaire : le type arrivait en scène, faisait les gros yeux, et les gens riaient déjà alors qu’il n’avait pas dit un mot. Il faisait des conférences politiques devant le rideau. Il était obligé de les nourrir tous les jours. La tradition satirique en Alsace c’est vraiment une vieille chose. »
Les tabous : la religion et la terreur
« Tous les ans, les jeunes auteurs proposent des sketchs sur les djihadistes. On fait tout pour ne pas les prendre. Parce qu’on a peur : c’est pas la peine de tourner autour du pot. Pas envie de finir comme Charlie Hebdo parce qu’il y a maintenant tellement de tapés qui sont prêts à tout… Ne pas en parler c’est aussi une façon de ne pas les faire exister… Mais c’est extrêmement inquiétant. J’avais commandé un sketch à Julien [Téhème] justement pour parler de ce qu’on ne peut plus dire aujourd’hui, à propos des 30 ans de Coluche, et que Coluche pouvait encore dire. Donc je sors quelques saloperies que Coluche a sorti sur le racisme. Quand je les mets dans la bouche de Coluche, je peux le faire. Mais faire un truc directement contre les connards qui mettent des bombes… j’y arrive pas.
Autre exemple et qui date de l’époque de « Arrache-moi la jambe », j’ai toujours refusé toute blague juive. Je crains le procès en antisémitisme. Je suis extrêmement prudent la-dessus. Quand les juifs racontent des blagues juives, ça me fait beaucoup rire. Mais quand c’est quelqu’un qui n’est pas juif, il y a une ambiguïté que je n’aime pas.
Moi je suis tout à fait a-religieux. Je suis athée. « Dieu merci » comme on dit. Donc je n’attaque aucune religion parce que je n’en ai rien à foutre si quelqu’un a du bonheur à croire je ne sais pas qui. »
La purge annuelle
« Alors les gens, c’est quand même extraordinaire. Il ne viennent pas voir les autres spectacles. Alors que la revue, c’est quatre mois dans l’année, le reste de l’année on travaille, on tourne, on joue… Non, ils viennent faire ce que Germain [Müller] appelait « les Pâques », cette espèce de catharsis. Comme certaines plantes que l’on peut prendre pour se purger : ils viennent faire ça. Et le plus extraordinaire – et c’est cela qui me plait beaucoup, qui me donne confiance en ce métier, c’est qu’il y a énormément de gens qui viennent de Colmar puisque tous les ans nous avons le sketch sur Gilbert Meyer. Les gens à la sortie me disent : « vous lui avez encore donné le beurre mais on votera quand même pour lui ! » La scène, ou le rire, ne peuvent pas faire changer un choix politique. Et heureusement parce que sinon tous les politiques se mettraient à chanter ou à faire du cabaret. C’est déjà assez triste comme ça ! [rires] »
Pourquoi faut-il venir à la revue satirique de la Choucrouterie?
« Comme on dit en alsacien : « les seules choses qu’il faut c’est mourir et aller aux toilettes, le reste il faut rien du tout. » Il ne faut pas, mais l’envie est grande. Parce que c’est une espèce de revanche. Une revanche des petits sur une classe politique, disons « suspecte ». Je suis pas du tout un adepte du « tous pourris » évidemment. Mais que ceux, comme par exemple Fillon, -qui a un peu niqué les Français il faut le dire-, se le prennent dans la tronche, c’est une espèce de revanche du petit David contre Goliath sur le moment, par le rire. Le fait que ce soit encore possible, en tout cas en Europe, – en Amérique ça va surement changer vite – , ça rend les gens gourmands. Ils se dépêchent de venir en profiter, quoi.
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