Debout à côté de sa tente, Armant compte à voix haute, dans un français parfait. « Il y a au moins dix enfants ici, dont les miens. Le plus jeune n’a qu’un an. » Depuis une semaine, l’Albanais de 29 ans a décidé de s’installer place de l’Étoile. « Je n’avais pas de tente, c’est la maîtresse de l’école maternelle qui m’a aidé pour en trouver une, quand je lui ai dit qu’on allait vivre dehors. »
Il est en France depuis cinq ans, à la rue depuis mai. Avec sa femme et ses deux enfants, ils n’ont pas de papiers. « On s’est installé sur cette place car au moins il y a d’autres personnes, donc on peut partir du campement sans avoir peur qu’on nous vole toutes nos affaires. » Avec ses grands yeux bleus, il parcourt l’étendue des tentes grises qui se multiplient chaque jour. « On appelle tous le 115, plusieurs fois par jour, mais ils n’ont pas de place pour des familles. »
En 2022, le camp de l’Étoile a accueilli jusqu’à 200 personnes vivant sous des tentes. Extrêmement médiatisé, il a fini par être évacué le 6 décembre 2022, après plusieurs mois de bataille juridique et politique entre les services de l’État et ceux de la Ville. Selon nos informations, la moitié des sans-abris ont fini par être orientés vers un centre d’aide au retour situé à Bouxwiller.
Une cinquantaine de personnes sur le camp
Les mercredis soirs, l’association des Vélos du Coeur passe apporter de la nourriture et des boissons aux migrants sans abri. L’une des bénévoles confirme l’observation d’Armant : le nombre de tentes ne cesse d’augmenter : « Entre le 31 mai et le 7 juin, je pense qu’elles se sont multipliées par trois ».
Dans la semaine, un point d’eau est également apparu place de l’Étoile. « C’est bien, parce qu’il fait chaud la journée et froid la nuit, c’est difficile avec un bébé si on n’a pas d’eau », explique Armant en guettant les abords du camp. « Il y a de nouvelles têtes tous les jours », précise-t-il pour justifier son regard distrait.
Le point d’eau en question fait partie de ceux mis en place par la Ville, l’été. « Des toilettes et d’autres points d’eau devraient arriver d’ici la fin de la semaine prochaine », explique Floriane Varieras, adjointe à la mairie en charge des solidarités :
« C’est sûr que des personnes allaient revenir. Avec le squat Sarlat et le campement à Cronenbourg, c’est un troisième lieu de vie informel sur lequel nous allons travailler, avec les services de la préfecture notamment ou avec des associations pour les évaluations médico-sociales. C’est navrant, mais on commence à avoir un processus interne à la Ville et les réflexes pour gérer ce genre de situations. L’idée, c’est que les personnes qui y vivent soient toutes relogées. Mais avec les projets de loi immigration qui sont en préparation, rien ne laisse présager que le nombre de personnes à la rue diminue dans les années à venir. »
Les services de la Ville ont compté 22 tentes le 8 juin, occupées par une cinquantaine de personnes selon notre estimation.
Mercredi 7 juin, 21 tentes accueillent une cinquantaine de sans-abris. Dans certaines, dorment jusqu’à six personnes. Autour de salons improvisés, sous les arbres, les femmes, les hommes et les enfants se regroupent en fonction de leur langue maternelle. Pour la plupart, l’albanais ou le dari (variété de persan parlé en Afghanistan). Les parents veillent sur les petits qui jouent au foot à côté des tentes, des passants qui attendent leur bus et des cars de tourisme aux immatriculations venues de toute l’Europe.
Kledis, 15 ans, fait le lien entre les différents mondes. Il est avec ses deux parents qui n’ont pas non plus de papiers. « On était à la gare, mais la police nous disait tout le temps de partir alors on est venus ici », résume-t-il, lui aussi dans un français parfait. Il parle couramment le français, l’albanais et l’anglais et est scolarisé dans un collège de la Meinau. Dans lequel il ne va plus. Selon le jeune homme, ses camarades le harcèlent et « en vivant dans une tente, c’est difficile d’être attentif à l’école ».
Des Afghans arrivés de Guyane française
Aux côtés de Kledis, Alena, 18 ans, tient elle aussi à raconter son histoire. Les deux adolescents se sont rencontrés à la gare. Pourtant la jeune femme a des papiers et toute sa famille aussi – elle, ses trois sœurs et ses deux parents. Originaires d’Afghanistan, ils ont demandé l’asile en Guyane française et l’ont obtenu en quelques semaines :
« Puis on nous a dit que la prise en charge s’arrêtait au bout de trois mois, on nous a donné un papier nous autorisant à venir en France métropolitaine en nous conseillant de ne pas rester à Paris. On nous a dit d’appeler le 115. Donc on appelle le 115, mais ils n’ont pas de place. »
Son père, Hussein, 52 ans, peine à comprendre. Assis en tailleur sur un tapis bleu où les chaussures n’ont pas leur place, il regarde au loin et pose des questions presque enfantines. Son mal de dos s’est réveillé et la chaleur est difficile à supporter sous les toiles sombres de leurs maisons de fortune :
« Si un pays accueille des réfugiés, ne faut-il pas qu’il soit en mesure de leur donner un toit ? Ma famille et moi on ne demande qu’à s’intégrer en France, on veut apprendre la langue, trouver un travail… Ma femme est professeure, une de mes filles est anesthésiste et moi j’étais policier. La France nous accepte, on est reconnaissant. Mais là, on vit dans trois tentes. Vous avez des lois, non, pour nous protéger ? À quoi elles servent, ces lois, si c’est juste sur le papier ? »
Au moins trois familles sont dans le cas de celle d’Hussein et d’Alena, sur le camp de l’Étoile. Parmi elles, un couple de sexagénaires qui ne comprend pas bien ce qu’il a fait de mal.
« La France, vous avez bonne réputation ! »
Arash (le prénom a été modifié), 67 ans, doit s’assoir à l’ombre. Il fait trop chaud sous le soleil de juin pour que l’Afghan rassemble correctement ses pensées. Il arrive de Marseille, et a lui aussi le statut de réfugié.
Depuis huit mois, il dort dehors. À deux reprises, depuis qu’il est à la rue, le 115 lui a proposé un hébergement temporaire en hôtel, mais jamais plus de quelques jours. « On m’a dit qu’il faut que ça tourne, les places en hôtels », soupire-t-il :
« J’ai tout laissé en Afghanistan. Je pensais pouvoir commencer une nouvelle vie ici, une vie meilleure. La France, vous avez bonne réputation ! J’avais tellement d’attentes en arrivant ici, je pensais trouver un niveau de vie correct, un travail, une situation où je pourrais m’intégrer facilement et apprendre le français… »
À ses côtés, Ahmad (le prénom a été modifié) hoche la tête. Il a accepté de traduire du dari à l’anglais les propos de son concitoyen. Ceux-ci font douloureusement écho à la situation qu’il essaye de résoudre pour sa propre famille. Les deux hommes ont tenu à l’anonymat. « Si un jour je réussis à m’intégrer, imaginez qu’on retombe sur cet article, c’est la honte », assène Ahmad.
Il est arrivé de Guyane française avec sa femme et ses quatre enfants après avoir obtenu, lui aussi, le statut de réfugié :
« Dans le camp en Guyane, il n’y avait pas d’école. C’est pour permettre à nos enfants d’étudier qu’on est partis d’Afghanistan, car chez nous, les filles n’ont plus ce droit. Alors on est venus en métropole. Trois de mes enfants ont passé les tests pour rentrer au lycée international des Pontonniers. »
Depuis fin avril, Ahmad multiplie les initiatives pour trouver un toit :
« Que ce soit à la préfecture, à la Ville, dans les structures d’accueil pour demandeurs d’asile… On nous dit tout le temps que notre situation ne relève pas de leur responsabilité. On me répète d’appeler le 115. Mais ça ne marche jamais. »
« Je dois accoucher dans deux mois »
Pendant que l’homme se raconte, un ballon de foot vient s’écraser sur une tente adjacente. Immédiatement, l’enfant à l’origine du tir maladroit est réprimandé par Xohana. À 27 ans, l’Albanaise est enceinte pour la première fois. « Je dois accoucher dans deux mois », sourit-elle en gardant un œil sur le jeune qui est reparti en courant.
Arrivée il y a trois mois en France, Xohana est suivie par un gynécologue à Strasbourg. Elle appréhende :
« Je vais accoucher dans la rue, moi ? Et mon enfant va grandir dans la rue, lui aussi ? Je ne demande pas grand chose, simplement une chambre, même partagée, c’est tout ce dont j’ai besoin. Là, en ce moment, vivre dans une tente met ma santé en danger et celle de mon bébé également. »
En demande d’asile, la jeune femme devrait en principe être logée par l’Office français pour l’intégration et l’immigration (OFII), un service de l’État spécifiquement conçu pour accompagner les exilés le temps de leurs démarches administratives.
Toutes les personnes présentes sur le camp début juin ne relèvent pas de la responsabilité de l’OFII. Toutes, en revanche, devraient pouvoir être mises à l’abri par le 115, c’est-à-dire bénéficier d’un hébergement d’urgence, qui doit être selon la loi inconditionnel.
Même Kledjan, 33 ans, qui a refusé un hébergement proposé par l’OFII à 4h30 de Strasbourg, devrait pouvoir être logé au moins temporairement. Sa femme est suivie par un médecin dans la capitale alsacienne et l’idée de devoir en partir la terrorise :
« Déjà, on ne savait pas que si on refusait, on finirait à la rue. Ensuite, on attend d’être entendus par l’Office français pour la protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) pour demander l’asile. Personne ne nous a dit que ça se passerait comme ça. Au début on était dans un hôtel, puis on a dû partir. Nos enfants ont trois et sept ans, ils vont aller à l’école en septembre, on ne peut pas rester là. »
Contacté, le service de la préfecture du Bas-Rhin n’a pas pu répondre à Rue89 Strasbourg dans les délais impartis pour l’écriture de cet article.
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