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La société rêvée des jardins familiaux

À Strasbourg, 4 800 jardins familiaux font le bonheur de leurs heureux locataires. Qui n’a jamais lorgné à travers la clôture d’un jardin ou envié ces coins de verdure privatifs en ville ? Pourtant, derrière les grillages, la vie n’est pas si rose pour qui ne rentre pas dans le rang. Obtenir et garder son lopin de terre, ça se mérite.

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Ce mercredi matin de juillet, Ahcène et Gérard se tiennent devant la porte d’entrée des jardins familiaux de Cronenbourg. Ils ont attendu leur retraite pour devenir responsables d’un lotissement et y passent, désormais, l’essentiel de leurs journées. Ahcène est retraité du secteur de la métallurgie. Il est le principal responsable des jardins familiaux du parc de Cronenbourg.

L’homme semble aimer les responsabilités : il a fondé une association de retraités avec d’anciens collègues et s’investit comme conseiller syndical dans sa copropriété. Il a en outre huit petits-enfants. Mais ce qui occupe l’essentiel de son temps, du lundi au dimanche, c’est son jardin et la gestion du lotissement :

« J’arrive vers les coups de 8h et je rentre vers 11h30. L’après-midi, je fais une petite sieste et je reviens pour 15h30 jusqu’à 19h30 à peu près, toute l’année ! »

Ahcène, le responsable des jardins du parc de Cronenbourg, devant son jardin. (Photo Fanny Laemmel / Rue89 Strasbourg)

Le jardinage, une affaire sérieuse

Ahcène est membre de l’Association des jardins ouvriers de Strasbourg ouest (Ajoso), une des cinq associations qui gèrent les jardins familiaux de Strasbourg, avec les espaces verts municipaux. Vieille de 100 ans, l’Ajoso comptabilise plus de mille parcelles. La gestion d’un lot de jardins n’est pas une mince affaire.

Les jardiniers doivent respecter de nombreuses règles et des pénalités existent pour chaque infraction. Parmi les interdits, la culture du maïs et de tournesols. « Un ou deux, ça va, mais on a découvert un jour des plants de cannabis cachés derrière des maïs et des tournesols, alors c’est interdit maintenant ! », explique Gérard, responsable du lotissement du Hundseich, voisin de celui d’Ahcène.

Gérard, le responsable des jardins familiaux Hundseich, dans sa maisonnette. (Photo Fanny Laemmel / Rue89 Strasbourg)

Le souci cet été, c’est le gaspillage d’eau. Les rappels à l’ordre sont réguliers, et pas que dans ces jardins de l’Ouest strasbourgeois. Un jardin mal entretenu, pas désherbé, pas assez planté, peut en effet être retiré à son locataire. Il y a un signalement oral lors d’un contrôle puis un ou deux courriers avant la sentence finale. « Il y a 15 jours pour se mettre en conformité », indique Ahcène. Désormais, les « nouveaux jardiniers » sont à l’essai pendant un an. « On joue la police mais on donne aussi des conseils », renchérit Gérard.

« Le règlement est sévère », concède Ahcène, mais c’est selon lui le prix pour obtenir « les plus beaux jardins de Strasbourg ! » Ce matin-là, on ne croise que des retraités ; il faut disposer de pas mal de temps libre pour avoir un beau jardin.

Une parcelle avec cabanon dans les jardins familiaux du parc de Cronenbourg. (Photo Fanny Laemmel / Rue89 Strasbourg)

Un jardin, ça se mérite

Obtenir un jardin familial à Strasbourg, ça se mérite… et se laisse désirer. Aucun critère d’attribution n’existe, si ce n’est être résident de la commune et être inscrit sur la liste d’attente. « Il faut compter trois à quatre ans pour obtenir une parcelle, » explique Christel Kohler, adjointe (LREM) au maire en charge de l’environnement lors du mandat 2014-2020. Le tarif varie entre 48€ et 160€ par an selon que le jardin soit équipé ou non d’une cabane, un bac à compost, une arrivée d’eau, etc. Suivant les jardins, d’autres frais peuvent s’ajouter, mais l’opération reste rentable si la récolte est fructueuse.

Les jardins familiaux – ou jardins ouvriers – ont été développés en France à la fin du XIXe siècle. L’idée était d’améliorer la condition des familles ouvrières en leur offrant une activité saine – le jardinage en plein air – tout en leur permettant de cultiver leur nourriture. La vocation initiale est restée puisque le règlement strasbourgeois précise que deux tiers de la surface doit être cultivée en potager. Sur le reste, on y trouve des fleurs, du gazon, des tables, un barbecue, des balançoires et autres jeux pour enfants…

Vous avez dit « biodiversité » ? 

Les règles strictes qui s’appliquent aux jardins strasbourgeois créent parfois des situations paradoxales. Comme pour Philippe, chapeau de paille et teint hâlé, qui pratique l’éco-jardinage sur sa parcelle dans les jardins de Helenengarten à côté de la place de Haguenau.

En 2019, il a gagné le premier prix de l’éco-jardinier. Ce prix, décerné par la ville, souhaite mettre en valeur « les innovations dans les potagers, la richesse en flore et en faune », ou encore « un entretien éco-responsable ». Deux semaines après avoir été primé, il ouvrait un nouveau courrier de la ville lui demandant de nettoyer son jardin…

Philippe a gagné le premier prix de l’éco-jardinier en 2019. (Photo Fanny Laemmel / Rue89 Strasbourg)

De fait, son jardin ne ressemble pas à celui de ses voisins. Ici, pas d’allée centrale, presque pas de terre apparente, pas de table ni de balançoire. La biodiversité règne et le premier adjectif qui vient est « foisonnant ». Gaillardes, kniphofias, polygonomes, cardons, mélilot, scabieuses… Quand Philippe a postulé au prix de la mairie, il a rempli quatre pages. De tête, il dit avoir planté « entre 200 et 300 espèces. »

C’est en s’enfonçant dans le jardin qu’une allée redessinée en forme de cercle apparaît. Philippe détonne dans le paysage mais s’entend bien avec ses voisins. En revanche, il critique volontiers la vision traditionnelle et rigide des contrôleurs de jardins. 

Que penseraient Ahcène et Gérard depuis l’Ouest de Strasbourg ? On peut imaginer que Philippe ne rentrerait pas tout à fait dans leurs critères… Les jardins de l’Ajoso élisent deux prix par lotissement : le « meilleur jardin » au plus entretenu et un « prix d’encouragement » pour des nouveaux jardiniers. Ici on apprécie particulièrement les allées bien nettoyées, les plantations « au carré ». « Et on n’aime pas tellement les fleurs des champs. La ville en avait distribué pour attirer les abeilles mais ça nous embête parce qu’on n’arrive plus à savoir quand c’est entretenu ou pas ! », selon Gérard. La frontière entre l’éco-jardinage et le laisser-aller est ténue.

Agostinho a été primé plusieurs fois pour son jardin « planté au mètre ». (Photo Fanny Laemmel / Rue89 Strasbourg)
Un jardin bien entretenu et qui mérite le prix d’encouragement d’après Gérard et Ahcène.(Photo Fanny Laemmel / Rue89 Strasbourg)

Un jardin pas si secret

Nos deux retraités saluent par leur prénom toutes les personnes qu’ils croisent dans les allées et à travers les clôtures. « Les haies sont limitées à 1,50 m et les séparations mitoyennes à un mètre, pour que les gens puissent se parler ! », commente Ahcène. Ainsi, chacun peut aussi se faire une idée de ce qui se pratique sur les parcelles : qualité de l’entretien, temps de présence, ici pas de secret entre voisins ! Voilà Monsieur Da Costa qui arrive du fond de son jardin pour les saluer. Sa parcelle est tellement couverte de végétaux qu’on ne l’avait pas aperçu jusque-là.

Ahcène discute avec son voisin de parcelle, aux jardins familiaux de Cronenbourg. (Photo Fanny Laemmel / Rue89 Strasbourg)

La vue sur les parcelles est si dégagée qu’on peut jouer à deviner l’origine des locataires en fonction des plantations. S’il y a beaucoup de tomates, de concombres, d’aubergines et de piments, « il s’agit de Turcs » selon Ahcène et Gérard. Pour eux, s’il y a surtout des légumes, ce sont des Maghrébins, et avec des plantations de menthe, des Marocains, pour être plus précis. Beaucoup de choux ? Un jardin portugais, sans hésiter. On découvre le « chou de Noël » qui servira à préparer la spécialité à la morue servie pendant les fêtes de fin d’année. Et s’il y a aussi des fleurs ? « Ce sont des Français en général ».

Solidarité et complicité

Un samedi soir de juillet, dans ces mêmes jardins, l’ambiance est plus festive. De loin, les signaux de barbecue confirment la présence de plusieurs jardiniers à cette heure tardive. Il suffit de suivre les odeurs de grillades. Zukeyha, 46 ans, prépare le repas avec sa sœur et son frère. À l’opposé du barbecue, l’eau pour le thé chauffe dans le samovar turc.

Une famille d’une quinzaine de personnes s’est réunie pour des grillades sur cette parcelle qui appartient à leur père. Toute la famille entretient ce terrain obtenu il y a deux ans. « Au départ, c’est difficile avec le voisinage, si quelqu’un est nouveau et qu’il y a un souci dans les espaces communs, c’est lui qui est accusé », concède Zukeyha.

Avoir un jardin familial, c’est aussi pouvoir profiter d’un barbecue de temps en temps. (Photo Fanny Laemmel / Rue89 Strasbourg)

Un peu plus loin Isyan, Dilan et Rosa, respectivement 27, 28 et 19 ans, et leurs amis sont déjà au dessert, agrémenté de raki ou de Redbull. La sœur d’Isyan s’occupe de ce jardin depuis six ans. Elle vient le matin dès 6h pour y cultiver les légumes avant de rejoindre le restaurant familial à Auenheim où elle travaille. « Nous, on vient juste pour manger ! », précise Isyan. Les jeunes femmes aiment beaucoup l’ambiance dans ces jardins.

« La complicité qu’on a entre nous, vous ne la verrez pas ailleurs », abonde Rosa. « On est plus proches entre voisins du jardin qu’avec nos voisins d’immeuble », enchérit Dilan. « En hiver, quand on ne jardine pas, on invite nos voisins de parcelles à la maison ». C’est un peu comme une deuxième maison pour ces familles, elles y viennent tous les jours. Le jour où ses parents ne se sont pas rendus au jardin, les voisins de la parcelle ont appelé pour savoir s’ils allaient bien. « Ce qui est bien ici, c’est la solidarité », apprécie Isyan. Le manque de discrétion ne les gêne pas. 

Isyan, au centre de la photo, vient surtout au jardin pour manger. (Photo Fanny Laemmel / Rue89 Strasbourg)

De l’extérieur, des grillages et des clôtures empêchent l’accès aux jardins. Tous les locataires ont une clé pour les entrées principales et les grilles qui séparent parfois les sous-lotissements. Ces allées labyrinthiques et portes sécurisées rappellent les bâtiments administratifs les moins chaleureux, il ne manque que des badges d’accès.

Heureusement, le paysage est bien plus bucolique. En tout cas, tout le monde semble respecter la consigne de laisser porte close derrière soi. Pour visiter les lieux, il faut montrer patte blanche ou se faufiler au bon moment.


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