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À Sarre-Union, une rhétorique d’extrême-droite enracinée : « Je me lève le matin pour payer les aides des assistés »

La majorité des habitants en âge de travailler à Sarre-Union sont ouvriers. Marine Le Pen y est arrivée largement en tête du premier tour de l’élection présidentielle. Beaucoup ont des difficultés financières et adhèrent au discours de l’extrême-droite qui stigmatise les immigrés et les quartiers populaires. Reportage.

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Autour de midi, des ouvriers et des artisans débarquent à la brasserie de la Fontaine, au centre de Sarre-Union. Christophe salue Serge et Joël, déjà attablés, une bière à la main. « Mets en une pour moi aussi », lance-t-il à la serveuse. Ils préfèrent se mettre au frais, à l’intérieur, plutôt que « de cramer sur la terrasse », en cette chaude journée de mai.

Dans ce petit bourg de près de 3 000 habitants, Marine Le Pen est arrivée en tête des premiers tours des élections présidentielles de 2017 et 2022 (30,6% puis 31,77%). Une majorité des ménages, plus de 30%, ont un ouvrier comme personne de référence d’après l’Insee.

Le Rassemblement national est le parti le plus plébiscité par cette catégorie de la population. La principale ville d’Alsace bossue compte plusieurs usines et petites entreprises, mais beaucoup moins de lieux de loisirs. L’animation, très limitée, se concentre autour des trois terrasses de la place centrale.

« On parle souvent politique », rapporte Serge, en arrêt longue maladie. Les deux autres acquiescent en souriant. Christophe, menuisier, se lance :

« Moi j’ai voté Le Pen. J’ai 34 ans aujourd’hui, je bosse depuis que j’en ai 15. En ce moment, je gagne moins de 2 000 euros par mois pour 50 heures par semaine. Avec le carburant, le crédit et toutes les charges qui ont augmenté, je ne fais presque pas de sorties et je pars très rarement en vacances. Il y a trop de taxes. Je me lève le matin pour payer les aides des assistés et des immigrés. »

Christophe, menuisier et électeur de Marine Le Pen, estime travailler énormément sans avoir beaucoup de revenus. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

« Nous aussi on galère, mais on n’a pas de chèques alimentaires »

Joël hoche la tête. Il est ouvrier chez Schneider, une usine de production d’appareillage électrique à 500 mètres de la brasserie : « On en a marre de voir que des gens ne font rien de la journée et vivent mieux que nous. Il n’y a que Marine Le Pen qui parle de ça. » « Et Zemmour », ajoute Serge. Après un silence, il précise : « On n’est pas racistes, mais il faut oser dire ce qu’il se passe dans les banlieues. Là-bas c’est chaud. Les filles ne sortent plus après 21h, c’est trop dangereux pour elles, moi je l’ai vu quand j’étais à Paris. »

Céline, et Sarah (prénoms modifiés), sont assises sur la terrasse. Cadres pour la société Jus de fruits d’Alsace, une usine de Sarre-Union qui emploie 330 salariés, elles votent aussi Marine Le Pen. Pour Céline, « c’est la seule qui met vraiment la classe moyenne en avant ». Elle trouve tout de même un peu trop extrême le fait d’interdire le port du voile en public, comme l’avait proposé le Rassemblement national. « Mais plus de fermeté avec certains ça ne ferait pas de mal », dit-elle, avant d’évoquer les problèmes de délinquance dont elle entend parler « sur BFM ». Globalement, elle adhère à ce parti :

« Nous on paye les crédits, les travaux, le carburant pour aller travailler tous les jours, et on doit de plus en plus se serrer la ceinture avec l’augmentation des prix, mais on dirait que tout le monde s’en fout. Avec Macron, évidemment, il n’y en a que pour les riches. Mélenchon on dirait qu’il ne parle qu’aux plus pauvres. Mais nous aussi on galère et on n’a pas de chèques alimentaires ou d’allocations. On doit juste bosser tout le temps. J’en ai ras le bol. »

« Ils n’ont aucun problème de sécurité, ils vivent dans de belles maisons »

Dans une rue voisine, Hubert promène son chien. Ouvrier de formation, aujourd’hui demandeur d’emploi, il affirme avoir « toujours voté pour l’extrême-droite ». Lui n’a « absolument rien contre les musulmans ou les homosexuels ». Ce qui lui plait dans le programme du Rassemblement national : « Le blocage des prix de l’essence, de l’énergie et la retraite à 62 ans. »

Ses aspirations sont principalement sociales, mais il ne vote pas à gauche. « Lorsqu’ils étaient au pouvoir, ça n’a rien changé pour nous », dit Hubert, qui est bien plus convaincu par Marine Le Pen. Il aime « comment elle parle » le fait qu’elle a l’air de « comprendre les problèmes des vrais gens », comparé à Macron qui est « loin du peuple et méprisant ».

Hubert aimerait des mesures plus sociales, mais ne fait pas confiance à la gauche. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

Chez les plus jeunes, le discours de Marine Le Pen parait moins imprégné. Mélanie et Jade (prénoms modifiés), lycéennes, sont posées au pied d’une fontaine, place de la République. Elles n’ont pas l’âge de voter, mais si elles avaient pu, elles auraient mis un bulletin Mélenchon dans l’urne. Kylian, apprenti de 20 ans dans l’informatique, rejette pour sa part « les idées anti-immigration » qu’avance Marine Le Pen et a voté pour le candidat de La France insoumise.

Jade affirme que ses parents soutiennent Marine Le Pen et relativise leurs motivations :

« Ils disent “les bougnoules ou les cassos profitent de la France”, mais ce n’est basé sur rien de concret. Il n’ont aucun problème de sécurité, ils vivent plutôt bien, dans de belles maisons, paumées dans la campagne. Moi je m’énerve avec eux. »

Kylian, la vingtaine, a aussi voté Jean-Luc Mélenchon. Il est contre les idées anti-immigration de Marine Le Pen. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

« Moi, j’ai toujours voté à l’extrême droite »

Rue du Presbytère, Chantal décroche son linge. « Sous la pression de son fils », elle a voté Jean-Luc Mélenchon au premier tour (14,96% à Sarre-Union), « pour soutenir les jeunes », précise-t-elle, le sourire aux lèvres. Au second, elle a voté Marine Le Pen, aussi pour ses propositions sociales. Femme de ménage à la retraite, elle touche 736 euros par mois ainsi qu’une pension suite au décès de son mari. Elle a pris part au mouvement des Gilets jaunes, qui l’a sensibilisée sur les politiques de solidarité : « Je pense que Mélenchon ou Le Pen pourraient changer les choses dans le bon sens. »

Après avoir voté Mélenchon au premier tour en avril, Chantal pense voter RN aux législatives. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

En début d’après-midi, une averse s’abat sur la ville. Un agent communal met en place des grilles pour encadrer le marché qui ouvrira à 16h. Dans la rue principale, route de Phalsbourg, l’animation de la pause midi s’éteint. Didier peut prendre le temps de boire encore un café, il est en arrêt longue maladie après avoir travaillé comme ébéniste. Il considère qu’il ne pourrait plus en vivre maintenant :

« J’avais de moins en moins de clients. La concurrence avec Ikéa a tué les gens comme moi. C’est le drame des artisans. Avant il y avait plein de magasins ici. Beaucoup ont fermé. Moi je ne vote pas, ça ne change jamais rien de toute façon. Marine Le Pen, je la trouve vulgaire et pas responsable. Elle stigmatise trop les étrangers. »

Didier n’est séduit par aucun parti politique. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

« En hiver, on réfléchit à deux fois avant de mettre le chauffage »

Dans le café du Commerce, Henry, 80 ans, ancien agent de montage, a choisi Marine Le Pen. Il reçoit 1 050 euros de retraite, « après avoir bossé toute sa vie », et en veut à Emmanuel Macron de ne pas agir suffisamment sur les prix de l’essence et de l’énergie :

« En hiver, on réfléchit à deux fois avant de mettre le chauffage maintenant. J’ai l’impression que la situation empire en permanence. On n’a jamais donné sa chance à Marine Le Pen. »

Henry, dans le café du Commerce. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

Le Rassemblement national a particulièrement insisté sur la justice sociale et le pouvoir d’achat lors de la campagne pour l’élection présidentielle, sans avoir un projet très ambitieux en la matière. Il semble avoir trouvé des partisans en insistant sur la priorisation des Français par rapport aux étrangers dans l’accès au logement social, aux allocations et à l’emploi. Dorothée, l’une des serveuses de la brasserie de la Fontaine, « une femme de gauche », commente les idées de certains de ses clients qu’elle surnomme « mes petits nazillons » :

« Ils ont leur cohérence. Ils sont persuadés de vivre une injustice et entre eux, ils alimentent cette idée. Mais ils se basent sur ce qu’ils voient à la télé. Ils n’ont aucune idée de la galère que vivent les migrants ou les habitants des quartiers populaires qu’ils critiquent… C’est triste parce qu’il y a peut-être effectivement une injustice, mais ce n’est pas la faute des plus pauvres. »

« Les clichés véhiculés par BFM ou CNews n’aident pas »

Cette banalisation des discours d’extrême-droite est pesante pour les personnes d’origine étrangère qui vivent et travaillent à Sarre-Union. D’origine algérienne, Abderamane, assis seul à sa table, sirote un expresso. Responsable de production à Wilhelm, une entreprise de constructions métalliques, il a voté Jean-Luc Mélenchon au premier tour et Emmanuel Macron au second. Les remarques racistes font partie de son quotidien :

« Moi, ils considèrent que je suis une exception. C’est marrant parce que les étrangers qui les entourent sont toujours des cas isolés dans leur tête. Et sinon, les autres sont tous des assistés ou des délinquants. Il faut dire que les clichés véhiculés par BFM ou CNews n’aident pas, surtout qu’il n’y a pas beaucoup d’autres activités dans le coin que de regarder la télé. Au travail, tous les jours, mes collègues ont un nouveau fait-divers à raconter. »

Le marché de Sarre-Union. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

« Les idées d’extrême-droite ne sont jamais remises en question »

L’ouvrier raconte qu’un groupe de jeunes a agressé son fils, fin avril, lorsqu’il sortait de la mosquée. « Il a dû se battre, il n’a pas porté plainte parce qu’il a trop de fierté… Et après c’est nous les délinquants qui menacent les pauvres Français », dit-il, désabusé. Abderamane considère que l’extrême-droite peut facilement s’ancrer à la campagne, car il n’existe pas de contre-discours :

« Chez Wilhelm, comme dans beaucoup d’autres entreprises, il n’y a pas ou peu de syndicats. En général, il y a très peu de militants, d’associations de gauche, peu d’événements culturels, peu de rencontres entre des gens différents, contrairement à des villes comme Strasbourg, où la gauche est arrivée en tête. Les idées d’extrême-droite ne sont jamais remises en question. »

Dans l’ensemble de la circonscription électorale de Sarre-Union, le RN était en tête au premier tour et même au second. Malgré ces scores, en l’absence d’élu local, le parti de Marine Le Pen n’est pas considéré comme favori pour remporter l’élection législative des 12 et 19 juin. Même s’ils pensent voter à nouveau RN, les électeurs rencontrés étaient peu informés sur ce scrutin.


#sarre-union

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