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« Rendez-vous gare de l’Est » au TNS : un objet théâtral au réalisme troublant

Le spectacle Rendez-vous gare de L’Est a été créé en 2012, il a déjà beaucoup tourné, et reste pourtant un défi de chaque soir pour la comédienne. C’est un objet théâtral troublant que Guillaume Vincent présente au TNS du 18 avril au 4 mai avec Émilie Incerti Formentini : un portrait de femme trentenaire, sur le fil du réel.

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Rendez-vous gare de l’Est est à la fois un spectacle et un texte de Guillaume Vincent publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs. Il est parti d’un travail documentaire, recueillant, à l’hésitation et à la virgule près, les propos d’une femme trentenaire, maniaco-dépressive, par des rendez-vous réguliers pendant quelques mois – des rendez-vous Gare de l’Est, donc.

D’abord focalisé sur sa maladie, c’est finalement la femme, ses questionnements, ses méandres et son humour qui se sont imposés comme le vrai sujet de ce portrait. Elle évoque son quotidien, ses amours, son travail, la gestion de son temps et de ses errances. Une parole de femme troublante par sa familiarité, incarnée sur scène par Émilie Incerti Formentini – le personnage de la pièce s’appelera donc aussi Émilie – , dans un rapport direct et sans fard au public, facilité par la malléabilité de l’Espace Grüber du TNS.

Emilie Incerti Formentini dans « Rendez-vous gare de l’Est » (Photo Elisabeth Carrechio)

Parole directe

Rendez-vous gare de l’Est emmène le spectateur, sciemment, dans un échange à la frontière de la réalité. La parole portée par la comédienne Émilie Incerti Formentini est là, audible, incarnée. La comédienne pourrait aussi bien être celle dont elle porte la parole : même âge, peut-être mêmes questionnements… On s’y retrouve, et c’est bien là l’intention.

C’est là que le théâtre dévie de la matière première, documentaire et bien réelle, qui a servi à la construction du texte et de la pièce. C’est bien le récit du quotidien d’une femme qui existe, qui est bipolaire et qui parle de sa vie. Mais c’est aussi la transposition de ce récit à travers les filtres successifs de l’écriture, de la dramaturgie et de la scène, par une co-construction entre la comédienne, le metteur en scène Guillaume Vincent et la dramaturge Marion Stoufflet, tous trois réguliers, voire fondateurs, de la compagnie MidiMinuit, et anciens élèves de l’École du TNS.

Elle se confie au public comme à un ami

Dans un entretien avec Caroline Châtelet pour le magazine Novo, Émilie Incerti Formentini explique la façon dont elle s’est approprié cette parole :

« Je n’ai pas écouté les enregistrements, il n’y a aucune psychologie sur le personnage ni aucun présupposé sur la bipolarité. Ce n’est ni un hommage, ni un spectacle sur la folie. Guillaume [Vincent] voulait qu’on ait l’impression que cette parole vienne de moi ».

Sa prestation dans ce spectacle a valu à Émilie Incerti Formentini d’être nommée en 2015 aux Molières pour la catégorie de la meilleure comédienne. Son jeu est net, sans fioritures, naturel, sans affectations psychologisantes. Elle est comédienne, sur scène, en rapport frontal au public, mais elle est aussi cette personne, si proche et si lointaine, qui se confie au public comme à un ami. Elle marche sur un fil, fragile, tendu, portant ce spectacle bref en accrochant son auditoire à sa voix, à son regard et à l’économie de gestes dessinés. Le public l’accompagne, pas à pas.

« La conscience de l’exotisme »

« Là, j’ai vraiment du mal. En fait j’ai décidé de plus dire que j’étais malade. Je dis à tout le monde que je vais bien, donc tout le monde sait que je vais bien. Parce qu’en fait, comme personne comprend, que ça n’intéresse personne, et comme dirait ta mère, on peut pas se mettre à la place des autres…
Du coup, j’en parle pas. » [Extrait du texte Rendez-vous gare de l’Est]

Tout comme Babouillec, jeune femme autiste et auteur de théâtre, Rendez-vous gare de l’Est offre au spectateur une plongée dans un autre regard, prétendument marginal : celui d’une femme altérée, différente, folle peut-être, sur sa vie et sur le monde qui l’entoure. Cette parole, si elle est bouleversante d’humour et de souffrances chroniques, est aussi libérée. L’acceptation d’un état de « différence » sociale, d’une sortie de la norme assumée – mais si elle n’est pas volontaire -, occasionne un regard aigu et fort intéressant sur la norme en question.

Guillaume Vincent l’a bien compris, et c’est ainsi que ce spectacle apparemment dépouillé prends une puissance inouïe autant que surprenante :

« C’est une parole étonnante, qui semble témoigner d’un état d’hyper-lucidité. Cette femme que j’ai interviewée a conscience de l’exotisme que peuvent avoir ses crises et ses délires, elle en parle même avec un certain humour. Nous avons voulu, dans le travail, mettre en avant cette « conscience de l’exotisme », cette clairvoyance de son regard sur elle-même et sur l’effet que peuvent produire les récits de ses crises ».

La parole publique d’Emilie dans « Rendez-vous gare de l’Est » (Photo Elisabeth Carrechio)

L’esthétique du réel

Guillaume Vincent évoque le travail de Raymond Depardon, en particulier son texte Paroles prisonnières, comme l’un des points d’origine de Rendez-vous gare de l’Est – et de sa démarche documentaire. Il s’agit de retranscrire une parole, brute, souvent peu élaborée, de façon à en faire saillir les aspérités. C’est une écriture orale, parlée, racontée, qui tente de s’expliquer et qui trouve sa raison d’être dans cette tentative. Cette parole cherche un réceptacle, en ayant conscience qu’elle est parfois embrouillée.

Tout comme chez Guillaume Vincent et chez Émilie Incerti Formentini, on sent chez Marion Stoufflet, la dramaturge, une tendresse immense pour l’humanité qui suinte de cette parole. Elle provoque l’empathie, car elle accepte de se mettre à nu pour exprimer, non sans humour, des ressentis souvent tabous. Marion Stoufflet explique :

« J’avais l’impression de voir le portrait d’une jeune femme qui aurait développé une allergie batailleuse à un monde réellement allergène. Avec toutes les questions que ça suscite. Sans se rendre ».

Ainsi c’est le courage de montrer ses failles, sans détours, qui assure des auditeurs à cette parole. Et qui, du même coup, lui confère sa folie. Julie, spectatrice d’un soir au TNS, dira en sortant de la salle :

« Le fait de nous laisser entrer dans l’esprit de cette femme, finalement, ça ne nous éloigne pas, au contraire… Ce qui frappe, et qui fait penser à la folie, ce n’est pas tant ce qu’elle dit que le fait qu’elle le dise, qu’elle s’expose, sans retenue. Il n’y a pas de filtre entre la pensée et la parole ».

Guillaume Vincent a réussit à conserver, dans son texte, sa substance orale à cette parole sans détours, dans laquelle le spectateur se retrouve forcément, à un endroit ou à un autre. Et l’on ressort du spectacle, troublé, non pas de la distance avec cette parole exotique, mais au contraire par l’écho familier qu’elle génère. Avec un petit quelque chose en plus lorsqu’on fréquente les lisières.


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