Commencer la saison avec La Reine des Neiges à l’opéra est significatif d’une volonté d’ouverture. Présentée dans le cadre du festival Musica, la pièce contemporaine pose autant un récit symbolique et mature qu’une fable pour enfants. Dans une vaste galerie de paysages magiques et de personnages curieux, la musique déroule une atmosphère toujours changeante. Le compositeur danois Hans Abrahamsen est peu connu du public francophone mais sa maîtrise musicale n’est plus à prouver. L’opéra suit fidèlement le conte d’Andersen, mais l’inventivité de sa musique lui donne un goût d’actualité indéboulonnable. James Bonas et Grégoire Pont ont conçu pour l’occasion un décor mouvant, reposant en partie sur la vidéo et l’animation.
Se confronter aux pertes dans un conte d’errance et de courage
La première scène fait office de prologue et prépare tous les enjeux de l’aventure. Le public est plongé dans la douillette chaleur d’un logis protégé de la colère des éléments qui grondent au-dehors. Gerda et Kay sont au lit, la grand-mère tricote en écoutant la neige bourdonner. C’est une soirée de contes. Il s’y raconte celui de la Reine des neiges, mais aussi la légende d’un miroir enchanté fabriqué par des démons. Capable de corrompre ce qui s’y reflète, il fut brisé au ciel et ses éclats parcourent le monde, en maudissant tout ce qu’ils touchent. C’est lorsque Kay reçoit un éclat dans les yeux et un autre dans le cœur qu’il devient mauvais et abandonne Gerda. La Reine des neiges survient alors et l’emporte très loin, dans son palais. Gerda se lance alors à corps perdu dans le monde, et entame un voyage qui rompt avec la sécurité de son enfance.
Au cours de sa quête, Gerda rencontre de nombreuses créatures, notamment deux corneilles, un renne, une sorcière, un prince et une princesse. Ces figures communes de tout conte prennent dans ce spectacle des allures inédites. Les corneilles sont deux hommes à demi-emplumés, entre cabaret burlesque et métamorphose partielle. Dans le château, Gerda est accueillie par des formes humanoïdes flottantes aux visages stoïques. Même le renne, un allié dévoué, prend des airs d’homme sauvage au visage inquiétant.
Quant à la Reine des neiges, elles est campée par un soliste basse de haute stature. Cette voix surprenamment grave ne fait qu’ajouter à la puissance démesurée du personnage. La Reine, ainsi que la Corneille du château, expriment dans leur apparence une fluidité de genre qui sert leur force évocatrice. Elle est à l’image de la musique, toute en textures hésitantes qui peuvent se changer à tout instant.
Le décor d’animations au service du voyage fantastique
En accord avec l’histoire, les effets visuels sont saisissants. Le grand rideau de chaînes tendu sur la scène offre un écran mobile et texturé pour les projections. Grégoire Pont s’applique à créer ses animations sur le rythme de l’opéra. Il accompagne autant la musique que les mouvements des solistes avec une précision stupéfiante. Il s’agit bien de faire ressentir toute la magie et la frayeur qui habitent le récit. L’envol de la Reine des neiges enlevant Kay, au milieu d’un vortex glacé, est la première démonstration de puissance magique de la souveraine.
Le voyage de Gerda en traineau et son accident sont également très frappants, tant l’alliance des effets visuels et des mouvements en apesanteur de solistes suspendus par des câbles discrets fonctionne. La mobilité des projections permet un changement de décor rapide et marquant. Les tempêtes de neige, soutenues par une musique implacable, impactent directement les corps qui se débattent sur scène.
Parfois cet unique usage de la projection vidéo laisse un goût d’inachevé, car elle ne peut rivaliser avec la sensation prégnante d’un décor physique qui émergerait des mécanismes de la scène. Mais c’est le revers d’une médaille indiscutablement grandiose. Le soin apporté aux animations et leur impact sur la force évocatrice de l’opéra ne font aucun doute. Certains effets qui sembleraient complexes à réaliser sans ces artifices deviennent très convaincants. Avec cet habillage dynamique, le plateau se couvre de sortilèges et de décors brumeux en constante évolution.
La musique qui rythme le monde du conte
La force évocatrice des grands classiques peut faire oublier l’existence d’une création contemporaine. Et pourtant, elle est d’une grande vigueur. La musique de Hans Abrahamsen possède une étrange ambiguïté par rapport à cet héritage, que le compositeur a manié toute sa vie comme arrangeur. Il est connu pour appartenir au mouvement de la nouvelle simplicité né dans les années 60 en réaction à l’intellectualisme de la musique savante. Pourtant, cet opéra se révèle extrêmement complexe. Avec un ensemble de quatre-vingt-six musiciens, la fosse de l’ONR ne suffit plus. Les interprètes se retrouvent donc en fond de scène, séparés par un rideau semi-opaque, et font partie intégrante du décor.
La musique est composée avec une grande rigueur mathématique, mais également une arythmie perturbante. L’image de la neige a profondément inspiré Hans Abrahamsen dans son travail, et La Reine des neiges est le résultat d’une réflexion amorcée dans les années 2000. Tout comme les flocons, les éléments constitutifs de cette musique sont rigoureusement détaillés. Presque chaque instrument dispose de sa partition propre et opère des variations soigneusement orchestrées. Cette hétérophonie est tellement exigeante que, durant un temps, un second chef d’orchestre vient rejoindre Robert Houssard.
Cet ensemble produit une harmonie singulière et une apparente simplicité. Mais ces décalages peuvent aussi prendre une dimension erratique et furieuse, comme un blizzard qui souffle dans des directions imprévisibles. L’impression générale qui s’en dégage oscille entre une forme de reconnaissance de la musique lyrique et une inexplicable distorsion de celle-ci. L’oreille alterne entre terrain connu et surprises déroutantes. Comme lorsque les cordes, soudain pincées, jettent un concert d’aigus stridents qui évoquent aussi bien la glace que des lames de couteaux.
La Reine des neiges ne traine jamais en longueur. Avec ses trois actes relativement brefs, de 18, 30 et 40 minutes, l’opéra propose un voyage direct dans le monde de la fantaisie. Le temps se retrouve parfois étiré, dans des moments de tendresse ou d’errances glacées. La quête de la jeune Gerda devient de plus en plus pressante à mesure qu’elle s’approche de son but, et les instruments rythment son angoisse comme sa volonté. L’ambiguïté de la neige, douce et silencieuse dans la morsure du froid, se trouve contenue dans cette musique changeante et ample. La Reine des neiges est finalement peu présente sur la scène de son propre opéra et n’intervient que dans quelques scènes. Mais c’est qu’elle n’est au fond que l’incarnation d’une atmosphère plus globale, qui imprègne chaque note de ce spectacle.
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