À Niefern, dans le Nord de l’Alsace, les solos de batterie et les riffs de guitare ne troubleront pas le chant des oiseaux. Émile Fichter, Kevin Ettel, Théo Seemann et Clément Adolff y ont veillé. Fenêtres phoniques, doubles-cloisons inversées en attente de leurs panneaux acoustiques, plancher fait maison posé sur une dalle et rempli de sable pour l’empêcher de vibrer… Au fond de la cour en U typiquement alsacienne, l’une des dépendances de ce moulin du XVIIe siècle est désormais bien isolée.
À l’intérieur, les quatre musiciens font visiter cette grande pièce de 70 m², haute sous plafond, qui accueillera bientôt leur studio d’enregistrement. « On a gratté les joints entre toutes les pierres pour les faire ressortir le plus possible », détaille Clément Adolff en passant sa main sur l’un des murs en grès rose. « Ça favorise la circulation du son. Rien que cette étape nous a pris plusieurs mois. C’était un travail de titan », sourit-il. À l’image du chantier dans lequel le petit groupe s’est lancé il y a plusieurs années.
Du home studio au projet de la Turbine
Tout commence en 2015. Membres du groupe de rock alternatif (stoner rock pour les connaisseurs) Sandstone Castle, Émile Fichter et Clément Adolff souhaitent enregistrer leur musique sans dilapider toutes leurs économies. Quelques micros, une console, et l’étage d’un des bâtiments du moulin appartenant à la famille d’Émile se transforme en home studio d’environ 30 m². Dans la foulée, les deux musiciens fondent leur label associatif, baptisé Red Rock Records. « L’idée, c’était d’avoir une structure administrative qui encadre nos projets et nous permette de produire notre musique », détaille Émile.
Très vite, grâce au bouche à oreilles, d’autres groupes viennent s’enregistrer à Niefern. Dont Vasgovie, dans lequel jouent Théo Seemann et Kevin Ettel. En deux ans, une quinzaine de productions se succèdent entre les murs du moulin. Le label grandit aussi de son côté, et compte désormais quatre groupes. De plus en plus liés par leurs projets, Émile, Théo, Clément et Kevin s’interrogent sur la suite à leur donner. « On allait vers des choses qui nécessitaient de plus en plus de production, se souvient Émile. Alors on a décidé de se lancer dans quelque chose de plus grand. » À savoir : un studio d’enregistrement de qualité professionnelle, baptisé La Turbine.
Les quatre musiciens jettent leur dévolu sur un autre bâtiment inoccupé du moulin pour y installer leur futur projet. « Au départ, il y avait juste quatre murs et un toit », se remémore Théo. Un immense espace à diviser en bureau, salle de prise de son et régie. Avec tout l’isolement phonique – et thermique – nécessaire. Le petit groupe imagine également un lieu de résidence pour les artistes de passage, dans les locaux du premier studio. Cuisine au rez-de-chaussée – avec four à tartes flambées traditionnel – et chambre à l’étage.
Un chantier à plus de 46 000 euros
Après une année de réflexion, les quatre amis se lancent dans les travaux en 2018. Avec beaucoup de bonne volonté et une dose non négligeable de débrouille. Le beau-frère d’Émile, menuisier, les aide à faire les plans et supervise le chantier pendant un an environ. « De base, on est bricoleurs. Mais ça ne suffit pas pour un projet pareil », sourit Clément. Le quatuor sollicite donc les amis, et récolte conseils et coups de mains occasionnels. Reste que le projet qu’il pensait pouvoir boucler en quelques mois prend plus de temps que prévu. Il y a un an, Kevin et Émile décident donc de lâcher leurs jobs respectifs de chargé d’études à Colmar et de barista à Strasbourg, pour se consacrer au chantier à plein-temps.
Si les quatre amis ont fait des économies en matière de main d’œuvre à la sueur de leur front, ils ont toutefois dû trouver des financements pour mener à bien leur projet. À leurs économies – et celle de leurs proches parfois – se sont ajoutés 9 000 euros récoltés via un crowdfunding en 2019 – pour l’achat du matériel d’enregistrement –, deux subventions de 3 000 euros chacune, versées respectivement par la Direction générale de la jeunesse et des sports de la région Grand Est et le Conseil départemental du Bas-Rhin, 2 000 euros d’aide régionale à la jeunesse, et 3 000 euros versés par une entreprise sponsor dans le domaine du BTP. Soit une enveloppe totale de plus de 46 000 euros.
Trouver le bon modèle pour « vivre de la musique »
Si la dénomination Red Rock Records englobe pour le moment le studio et le label associatif fondés par Émile et Clément, les deux structures ont toutefois vocation à avoir chacune leur identité propre. Le projet des quatre musiciens prévoit la création d’une économie entre l’un et l’autre. D’un côté, La Turbine, studio d’enregistrement ouvert à tous, membres du label ou non. De l’autre, Red Rock Records accompagnera administrativement ses groupes, cherchera des financements pour les enregistrements – à La Turbine s’ils le souhaitent – et produira leur musique.
Pour peaufiner leur projet, les quatre musiciens se sont inspirés de leur expérience. « On s’est demandé : nous, en tant que clients, qu’est-ce qu’on voudrait ? » expose Clément. » Quand tu es musicien professionnel, et que tu veux en vivre, tu te retrouves souvent à passer de groupe en groupe pour accumuler tes cachets, et faire tes heures en intermittence », détaille Kevin.
« La question qui se pose, à ce moment-là, c’est : comment tu vis de la musique ? Comment tu trouves du temps pour créer ? Si tu veux aller plus loin, t’enregistrer, sortir ton album, tu te retrouves à faire tout : louer le studio, payer les ingénieurs du son, les cachets des autres musiciens, faire la promo… Aujourd’hui, c’est très difficile d’intégrer un label avec du budget, capable de couvrir une partie de ces frais. On n’est plus dans les années 60. Et quand tu es dans un label, ils ne prennent pas forcément tout en charge. Ils complètent en fonction du travail déjà effectué. L’édition phonographique par exemple, tout ce qui est promotion, c’est souvent au groupe de s’en charger. »
Kévin Ettel, l’un des membres de Vasgovie.
« Ici, on aimerait produire nos groupes. Les accompagner de l’enregistrement à la sortie de l’album, et pourquoi pas bosser avec des bookers pour les aider à caler des dates de concerts », complète Théo.
Mettre en valeur la scène du Nord Alsace
Pour mener à bien ce double projet, l’équipe a d’ores et déjà réparti les rôles. Musiciens et ingénieurs du son intermittents, Clément et Théo se préparent à prendre leurs quartiers dans la régie de La Turbine. Émile et Kevin se forment quant à eux à l’accompagnement administratif des groupes.
Le premier a déjà derrière lui un cursus en gestion de projet culturel, et suit actuellement une formation baptisée Blossom. Ce dispositif d’accompagnement des développeurs d’artistes est dispensé par le Pôle Musiques Actuelles de Champagne Ardennes (Polca) et la Fédération des labels et producteurs phonographiques du Grand Est. « On fait des recherches, on est sans cesse en train d’apprendre, de monter en compétences », se réjouit Kevin.
À terme, le projet devrait faire la part belle aux esthétiques rock et folk en matière de musique. « On appartient à ces univers-là », justifie Clément. « Mais on aimerait aussi mettre en valeur la scène musicale du Nord Alsace, explique Émile. On fait partie de ce territoire et on se sent lié à ce qui se passe ici. »
Encore quelque mois de travaux, et la Turbine pourra se mettre en mouvement. La salle de 70 m² pourra aussi bien accueillir des chanteurs solos que des big bands de jazz, sans oublier les groupes de rock. Avec deux systèmes d’enregistrement : analogique ou numérique. Son lancement est prévu pour l’automne 2021.
Chargement des commentaires…