Un polygone rectangle bariolé de couleurs vives trône à l’entrée de l’aire d’accueil. Les formes rectilignes rappellent l’architecture des bâtiments industriels alentours. Et les couleurs vives, celles des tags et des grafs qui les marquent. Bienvenue au port du Rhin, l’aire d’accueil de Dunkerque est le seul endroit habité au cœur de cette zone industrielle. Avec 39 places, c’est l’une des aires de l’Eurométropole de Strasbourg (EMS) où les familles stationnent le plus longtemps dans l’année et la seule sur le ban communal de Strasbourg.
Selon le schéma départemental (2019-2024), le taux de réalisation des aires d’accueil est de 91% dans le Bas-Rhin. La loi du 5 juillet 2000 impose que toutes les communes de plus 5 000 habitants disposent d’un terrain d’accueil. Le département en compte 20, l’Eurométropole : 9.
De l’autre côté du canal, le très résidentiel quartier des XV et trois écoles primaires dans le secteur. Pourtant, très peu d’enfants habitant l’aire sont inscrits dans une école. À l’échelle de l’EMS, les statistiques données par le Centre social ressources Gens du voyage chiffrent que 32% des enfants voyageurs sont inscrits en maternelle, 82% en primaire et seulement 19% au collège. Mais ces chiffres masquent des situations très diverses selon les aires d’accueil.
Défiance ou confiance, des sentiments variés d’une aire à l’autre
À Fegersheim par exemple, tous les enfants entre 6 et 11 ans sont scolarisés. Pour leurs parents, ayant eux-mêmes suivi une scolarité, actifs sur le marché du travail ou entrepreneurs, la scolarisation ne pose pas de questions. Ce n’est pas le cas sur d’autres aires où les populations sont plus précaires et où l’illettrisme est très répandu.
L’éloignement des établissements scolaires, l’accessibilité délicate des aires, l’année scolaire (septembre à juin) qui n’épouse pas le rythme du voyage, et les horaires pour aller chercher les enfants sont des facteurs qui expliquent la faible scolarisation. En outre, par expérience ou défiance, certaines familles n’adhèrent pas à l’école. À force de suivre une scolarité en pointillé, les acquis sont fragiles, difficiles à combler et la fréquentation s’en ressent.
Sur l’aire rue de Dunkerque, les familles hésitent à parler aux journalistes. À les entendre quand les médias écrivent sur eux, c’est surtout pour dire du mal et renforcer les clichés forgés par des siècles d’antitsiganisme. Les interroger sur l’école, c’est aussi leur demander de s’expliquer et de se justifier et les premières réactions sont souvent que « tout se passe bien à l’école », « on n’a rien à raconter. » Linda (le prénom a été changé), 24 ans, prépare le déjeuner et invite avec un grand sourire à s’attabler. Elle aussi ne s’étend pas trop sur ces années là.
« Dans le fond avec une feuille, je devais rester tranquille »
« J’ai été à l’école mais je n’y ai pas appris à lire, j’étais dans le fond de la classe avec une feuille et je devais rester tranquille. J’ai appris à lire plus tard et sur mon téléphone… »
L’expérience des générations précédentes est parfois encore plus amère, comme cet homme âgé assis devant sa caravane qui répond :
« Je ne sais pas lire ni écrire. Je n’ai jamais appris, on n’allait pas à l’école, comment on aurait pu ? On était déplacés toutes les 24 heures par les policiers. Nous les gitans, nous étions indésirables. »
Dans son livre « Où sont les “gens du voyage” ? » (éditions du commun), William Acker retrace l’histoire des « statuts juridiques » et autres « catégories administratives » pensées par les autorités françaises pour contrôler ces communautés et des discriminations qui les accompagnent. L’ouvrage, très documenté, est enrichi de témoignages, notamment de sa propre famille.
La République, c’est plutôt les internements, la déportation et la spoliation
Au XXe siècle, l’internement massif des « tsiganes » suite à la défaite française en 1940, la déportation de certains et la spoliation de leurs biens pour la majorité d’entre eux a laissé des traces. Le livret de circulation, instrument de contrôle des allées et venues des gens du voyage, n’est supprimé qu’en 2017. La question de la scolarisation, vue comme essentielle dans la République, n’est pas perçue ainsi par les gens du voyage.
Juriste, William Acker raconte avoir été choqué d’entendre des amis, défendre la « sédentarisation forcée des familles » avec des enfants de 3 à 16 ans pour pousser à la scolarisation. Une mesure qui va à l’encontre du style de vie et de la culture des gens du voyage, que beaucoup parmi eux cherchent à préserver. Pour William Acker, il devrait être possible à l’heure du numérique de permettre la scolarisation de ces enfants mais, précise-t-il, « cela impose de passer par deux chantiers préalables : la connaissance et la reconnaissance. »
Sur l’aire de la rue de Dunkerque, de nombreuses personnes interrogées désignent le bâtiment modulable à l’entrée : « regardez, les enfants sont à l’école ». Dans cet espace, chaque jour de la semaine, cinq intervenants en Français langues étrangères (FLE) accompagnent les enfants pour apprendre à lire et à écrire. Le rythme est quotidien depuis septembre 2020. Mandatée par la ville, l’association Les Francas a commencé ses activités en 2015, mais au départ l’action ne consistait qu’en une séance hebdomadaire. Insuffisant pour Manon Bonnaudet, la directrice :
« On a entendu le besoin des familles, qui voulaient que leurs enfants sachent lire et écrire, pas forcément d’aller à l’école. On s’est rejoint sur ce point de concordance et depuis, le projet a du sens, les enfants sont assidus et affichent une bonne progression, les parents s’intéressent à ce que l’on fait. »
Ce projet fait partie d’un programme déployé depuis 2015 par l’Eurométropole avec l’aide de la CAF du Bas-Rhin. La philosophie est de permettre une plus importante inclusion sociale des aires d’accueil des gens du voyage. L’Eurométropole ne fait pas exception à une tendance nationale. Les terrains sont géographiquement excentrés, pas assez nombreux et pas toujours aux normes, parfois même pollués. Cela été le cas jusqu’à il y a peu pour l’aire de Dunkerque, comme le révélait une enquête de Rue89 Strasbourg en 2018.
Des espaces de vie sociale dans les aires
Sur six des neufs aires d’accueil du territoire, des « espaces de vie sociale » ont été déployés à partir de bâtiments modulables. Pour chacun d’entre eux, un partenariat a été noué avec une association pour faciliter l’accès aux droits et le suivi des démarches administratives. En outre, un « lieu d’accueil parents-enfants » itinérant fait la tournée des aires d’accueil, opéré par l’association « Contact et promotion. »
Quelles que soient les situations, la fréquentation de l’école n’est généralement pas continue, beaucoup de familles reprennent généralement le voyage au printemps. Depuis l’an dernier avec la pandémie, la peur du virus et les confinements successifs, « la situation s’est beaucoup dégradée », constate Nathalie Jampoc-Bertrand, vice-présidente (PS) en charge des aires d’accueil pour l’Eurométropole. Selon elle, un discours d’inclusion ne suffit pas :
« L’école ne doit pas être seulement inclusive, elle doit être accueillante. Il faut créer un pont entre l’école et les communautés, qui puisse être traversé des deux côtés, établir une confiance envers l’institution scolaire. Mais pas question de brusquer les gens, on doit d’abord restaurer la confiance en discutant. »
En effet, en discutant avec les familles, les angoisses sont nombreuses parfois justifiées, parfois fantasmées : peur de l’insécurité, des discriminations, de l’acculturation, des mœurs dissolues, des enlèvements et autres dangers en tout genre…
Rencontrée sur l’aire de Geispolsheim, Sophie mère de trois enfants qui les élève seule depuis son divorce a fait le choix du Centre national d’enseignement à distance (CNED) pour son fils Timéo, adolescent de 14 ans. Ces cours lui permettent de combler les manques de sa scolarisation intermittente dans un collège de la région parisienne, dont il avoue « avoir hâte d’y retourner en septembre pour retrouver les copains. » Mais pour sa sœur, âgée de 12 ans, plus question d’école, ce sera des cours à distance uniquement comme sa mère l’expose :
« Chez nous, on a peur que les enfants aillent au collège, à cause des mauvaises fréquentations. Surtout pour les filles, on a peur qu’elles perdent leur virginité… C’est comme ça, on suit la coutume. Pourtant elle est intelligente ma fille. Pour l’instant j’aide mes enfants avec leurs devoirs, ça ne me dérange pas de le faire. »
Des camions-écoles en Franche-Comté
Sophie a la capacité de suivre les devoirs de ses enfants mais ce n’est pas le cas de toutes les familles. Dans certaines régions, l’Éducation nationale détache des professeurs qui accompagnent les élèves dans les enseignements à distance. En Franche-Comté par exemple, des « camions écoles » sillonnent le territoire et interviennent sur les aires d’accueil.
Les Francas ont été voir de plus près les actions menées à Belfort pour s’inspirer. L’association intervient aussi sur l’aire d’Illkirch Graffenstaden et a vocation à essaimer. Pour Manon Bonnaudet, directrice des Francas du Bas-Rhin, apprendre à lire et écrire est un objectif important, et peut-être un tremplin pour l’école plus tard, estime-t-elle :
« On peut entendre les blocages des parents. En raison de l’histoire entre les autorités et les voyageurs, l’école était pour eux aussi un outil de contrôle et d’acculturation très fort. Leurs enfants ont été parfois discriminés à l’école, ils ont peur, ce sont deux mondes qui ne se comprennent pas. Mais ces enfants qui ont suivi les cours et qui savent lire et écrire, ont appris à nous connaître, eux seront peut-être encouragés à scolariser leurs propres enfants. »
Dans l’Eurométropole, un demi-poste d’enseignant sera dédié à ces aires à la rentrée 2021.
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