C’est au fond à droite de l’espace d’accueil du nouveau théâtre du Maillon, dans le spacieux hall de 500 m², que l’on peut s’imprégner des confidences des 75 participants de l’installation vidéo 21 – Memories of Growing up de Mats Staub (2012-2019). Des panneaux structurent l’espace en créant des black box modulables qui, comme l’explique la directrice du Maillon Barbara Engelhardt, facilitent une réception intime des films.
Cinq témoignages, d’environ dix minutes, sont proposés sur chacun des quinze écrans disposés par ordre chronologique. Sur le premier d’entre eux à gauche, Frau Zirkelbach, la doyenne de la sélection, qui eut 21 ans en 1939, évoque notamment l’impact de la guerre sur sa jeunesse.
Toutes les vidéos suivent un même fil rouge : les participants répondent à une série de questions devant la caméra. « Qu’avez-vous vécu à 21 ans ? », « Comment êtes-vous devenu adulte ? », « Qu’est-ce que cela signifie être adulte ? »
Après cette première rencontre, Mats Staub retrouve les modèles trois mois plus tard pour les filmer à nouveau. Cette fois, chaque témoin écoute silencieusement ses propres confidences. Les silences, les non-dits, il y a une couche de temps entre les mots et le corps, lien entre l’action, le présent et le souvenir. À l’image, on observe les réactions physiques du sujet à l’écoute de sa propre confession : certains ont le regard dans le vide, happés par le passé, d’autres passent des rires aux larmes à l’évocation de souvenirs douloureux.
Pour l’artiste suisse, « présenter cette œuvre dans un espace dédié au spectacle, comme Le Maillon, est une expérience intéressante. Le public de spectacle est plus enclin à prendre son temps, à regarder, à écouter. Il est capable de rester une heure entière pour découvrir la production. »
Un tout autre usage de l’œuvre se met en place dans des lieux dédiés aux arts plastiques, car « le visiteur d’exposition est un flâneur, il se balade, va d’une œuvre à l’autre et ne prend pas forcément le temps de s’arrêter pour regarder les vidéos dans leur entièreté. »
Le théâtre est un lieu d’expérimentation constant : une pause entre deux activités proposées par le Maillon devient un moment de découverte pendant lequel il est possible de visionner une ou plusieurs des vidéos. Les spectateurs n’hésitent pas, seuls ou à plusieurs, à s’installer, casques sur les oreilles, et à se laisser bercer par les souvenirs des participants.
Témoignage filmé : cristallisation de la mémoire
Au départ de ce projet, il y a eu une volonté de faire une « galerie du siècle. » Le vidéaste s’interrogeait à propos de l’histoire allemande du XXe siècle et des stigmates de la Seconde Guerre mondiale. Né en 1972, Mats Staub entrecroise journalisme, sociologie et histoire dans son travail artistique. D’abord journaliste et conseiller dramatique, c’est en 2004 qu’il décide de se consacrer à la création. Depuis, il explore la notion de mémoire dans des installations vidéos sous forme de témoignages filmés.
Pourquoi 21 ans ? Pourquoi concentrer le récit de vie sur un moment si précis ? C’est un âge décisif : Mats Staub se souvient de l’année de ses 21 ans qui fut « pleine de tourments » et lourde de conséquences. Plus tard, en 2010, travaillant dans un hospice pour personnes âgées, il remarque que ces dernières ressassent les mêmes anecdotes et que ces histoires focalisées sur un événement singulier sont à la fois intimes et captivantes. À ce moment, l’idée de 21 – Memories of Growing up se développe. L’artiste collectionne visages et histoires de vie et semble alors créer une archive de la mémoire individuelle du XXe siècle.
Créer un nouveau récit du siècle
Passeur de paroles, sa recherche artistique peut être rapprochée de celle de l’artiste israélienne Esther Shalev-Gerz qui évoque l’holocauste. En 2005, elle crée l’œuvre vidéo Derniers témoins pour le 60e anniversaire de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. Attachant une importance particulière aux notions de conservation et transmission de la mémoire collective, la plasticienne montre face caméra le témoignage de soixante survivants de la Seconde guerre mondiale.
Pour l’artiste-chercheuse Ophélie Naessens, « l’historien découvre, classifie, enregistre pour livrer une compréhension articulée » tandis que l’artiste transforme les documents en matière première et, par des procédés d’assemblage, crée un nouveau récit. Dans l’installation de Mats Staub également, l’écoute et la parole, la mémoire et l’oubli sont complémentaires, le collectif et l’individuel se retrouvent très imbriqués dans les histoires personnelles.
« J’aurais pu être l’un de ces portraits. En fait, il me semble être l’un d’eux »
Semblables à des miroirs, les écrans verticaux de 21 – Memories of Growing up cadrent le visage et les bustes. Un tête-à-tête s’instaure avec les individus interrogés. Le visiteur peut devenir le reflet de ces personnes plongées silencieusement dans leurs souvenirs. Parfois, certains portraits peuvent rappeler des proches et, les spectateurs peuvent à leur tour penser à leurs propres 21 ans. Transfert et empathie sont des émotions partagées par le public. Une visiteuse me confie : « J’aurais pu être l’un de ces portraits. En fait, il me semble être l’un d’eux. »
Les œuvres de Mats Staub ont cette particularité qu’elles continuent d’évoluer au gré de ses voyages, selon les villes et les pays d’exposition. Ainsi, 21 – Memories of Growing up, qui regroupe 240 vidéos captées dans huit pays, compte aujourd’hui deux témoignages supplémentaires : « 1981, Madame Deichtmann, Strasbourg » et « 2013, Madame Lemberger, Kalamazoo, Strasbourg ». Cette dernière, l’une des plus jeunes participantes de l’installation, fêtait en 2013 ses 21 ans et confie :
« Entre les souvenirs qui sont très clairs, les souvenirs qu’on avait oubliés et qui surgissent d’un coup, les souvenirs qu’on ne veut pas partager mais qui sont quand même là, entre les mots, c’est un moment public et très intime à la fois. »
Marianne Lemberger
Qui sommes-nous : les témoins d’une intimité ? Des voyeurs ? La frontière est mince et pourtant, la différence réside peut-être dans cette aura de bienveillance, cette empathie suscitée par Mats Staub. Avec cette installation, Le Maillon propose à son public un moment de réconfortante humanité pendant lequel chacun se sentira investi.
Chargement des commentaires…