Lettre au Président du Conseil départemental, qui n’a pas voulu me recevoir,
Épuisement et désespoir
Mon nom ne vous dira rien, malgré trois courriers que je vous ai adressés et auxquels vous n’avez pas répondu vous-même. J’ai été agent du Conseil départemental depuis 1994 et plus particulièrement au Service de Protection de l’Enfance durant 8 ans en tant que travailleuse sociale. J’ai pris la décision d’arrêter de travailler pour ne pas sombrer dans un état d’épuisement et de désespoir préjudiciable à ma santé.
On ne vient pas travailler au Service de Protection de l’Enfance par hasard. C’est un choix motivé par l’envie de porter assistance et d’accompagner des enfants et des familles en difficultés. Durant la première année de mon exercice professionnel, je pleurais souvent en rentrant le soir. J’étais épuisée par ma journée, remuée par ce que j’avais vu et entendu et parfois découragée parce qu’il n’y avait pas de solutions appropriées pour les enfants.
Arrêt maladie, démission, burn-out
Tout le monde ne supporte pas cette charge émotionnelle et cette quantité de travail. Une responsable est restée 3 mois avant de démissionner suite à un arrêt maladie. Dans une autre équipe, une femme a tenu trois semaines seulement… Je peux témoigner de la détresse de nombre de mes collègues, de la fatigue, de l’épuisement. Par chance, l’entraide et la solidarité règnent dans certaines équipes. Cela permet de ne pas craquer.
Pourtant, cet esprit d’équipe n’empêche pas les burn-out (difficilement reconnus par la collectivité malgré des alertes de la médecine du travail), les maladies plus graves et les dépressions. En juin 2015, j’ai effectué 30 heures supplémentaires sans pour autant parvenir à boucler mon travail. Je savais que je ne pourrai jamais récupérer ces heures. Les responsables n’offrent aucun moyen de mettre fin à ce cercle vicieux.
Un service de plus en plus dégradé
Mon cas personnel n’a pas d’intérêt en soi mais il reflète la situation de mes anciens collègues. Ils sont contraints au silence par le devoir de réserve et ne peuvent pas raconter comment les conditions de travail se sont dégradées au fil des années.
Le Service de Protection de l’Enfance (SPE) a subi plusieurs réorganisations sensées en améliorer le fonctionnement. Celle de 2012 a été menée sur la base de chiffres erronés. Des enfants avaient été « oubliés » au comptage !
On nous avait alors affirmé que chaque travailleur social n’aurait pas plus de 38 dossiers en charge. En ce qui me concerne, j’ai pu avoir 56 enfants à suivre… sans compter qu’il fallait souvent remplacer des collègues malades ou pallier des postes restés vacants. Cette situation était quasi-permanente.
Des postes vacants
Pourquoi ces vacances de postes ? Les cadres nous ont répondu que ces postes ne sont pas attractifs et n’ont trouvé aucun candidat. Certes, vous n’êtes pas responsable de la grille des salaires, imposée par la réglementation. Mais ce sont plus les conditions dans lesquelles les travailleurs sociaux sont accueillis qui sont en cause.
Les jeunes professionnels, tout juste arrivés au Conseil départemental du Bas-Rhin, sont jetés dans la fosse aux lions ! Les travailleurs sociaux sur le départ ne rencontrent pas les nouveaux agents, ne font pas le lien avec les familles des enfants en difficulté… Il faudrait donner une semaine où l’ancien et le nouvel agent travaillent ensemble. Et encore, il se passe tellement de temps entre le départ d’un professionnel et l’arrivée de son remplaçant que les situations se dégradent par manque de suivi…
Les enfants manquent d’attention
Cette absence de suivi a des conséquences humaines. Des enfants ne peuvent pas rencontrer leurs parents, quand d’autres ne sont pas accueillis… Certains enfants en grande difficulté ne sont pas réorientés alors qu’ils posent problème sur leur lieu d’accueil. Ils ne bénéficient pas de l’attention qui leur est due par rapport à leur avenir familial, personnel, scolaire et professionnel. La question du lien entre un jeune, sa famille et le travailleur social est complètement bafouée, niée.
Prenons un exemple : Clara (le prénom a été modifié) a 15 ans. Elle est accueillie au sein d’une famille d’accueil depuis quelques mois. Son placement a été tardif et elle est en grande souffrance car marquée par ce qu’elle a subit durant son enfance. Elle a des difficultés à accepter les règles dans la famille d’accueil et elle « bouscule » constamment les règles fixées.
Des situations extrêmes
Nous pensons qu’avec du soutien et un assouplissement de la part de la famille d’accueil, Clara peut trouver sa place et poursuivre sa scolarité. Nous proposons un entretien au service avec le responsable de l’équipe. Lors de cette rencontre, l’assistante familiale « craque » et décide de ne plus accueillir Clara. Cette dernière prend conscience d’un énième rejet dont elle est coutumière.
Clara se lève, quitte la pièce et s’enfuit en courant du service. Nous parvenons, non sans mal à la rattraper et alors que nous tentons de l’apaiser, elle tente de frapper le responsable. Nous reprenons l’entretien avec comme objectif de trouver un lieu d’accueil. Il est déjà 18h et la plupart de nos interlocuteurs ne sont plus joignables. Le seul foyer disponible n’est pas adapté pour Clara car elle va y être confrontée à de nombreuses jeunes filles très remuantes. Nous prenons le temps de dialoguer avec elle, de lui expliquer que dans l’urgence, il n’y a aucune autre possibilité mais que nous nous verrons dès le lendemain pour réfléchir à une autre piste. Nous déposons Clara à 20h au foyer.
Référent plus distant, procédure plus longue
Personne n’est irremplaçable mais les travailleurs sociaux ne sont pas interchangeables. Pour nous faire croire qu’ils le sont, on a changé de langage : de « référent » (celui qui accompagne, écoute, réfléchit avec l’enfant…), on est devenu « pilote » des situations. Mais qui peut nous faire croire qu’un enfant va faire confiance à un adulte dont il ne connait que le nom sur un papier ?
Autre problème : les changements de procédure. Certes les besoins évoluent, la législation change et des adaptations sont nécessaires. Mais les modifications des procédures ne sont pas sans conséquence. Sur des équipes déjà « au taquet », il n’y a pas beaucoup de marge pour intégrer des nouvelles méthodes et les mettre en oeuvre. Je me souviens de formulaires qu’on mettait 45 minutes à remplir… aujourd’hui, il faut au moins deux heures pour le même document. Et le résultat n’est pas au rendez-vous puisqu’il manque souvent des places libres en foyer ou en famille d’accueil.
Les équipes, constamment débordées
Mon sentiment est partagé par nombre d’anciens collègues : nous n’avons plus le temps de réfléchir au projet adapté à chaque jeune. Or, penser à l’avenir d’un enfant en équipe, en discuter avec lui et sa famille pour les aider… Voilà des étapes essentielles pour mener à bien notre mission. Mais les fondamentaux de notre métier sont devenus des vœux pieux. Les équipes de travailleurs sociaux sont constamment débordées.
Vous rétorquerez que des postes ont été créés. Je vous réponds que ces créations permettent tout juste au Bas-Rhin de s’aligner sur les autres départements. En tant que président de la commission des affaires sociales des conseils départementaux de France, vous ne devez pas ignorer que les travailleurs sociaux français ont en général 30 dossiers à suivre au maximum. Vous savez aussi que les agents bas-rhinois ont souvent eu plus de 40 enfants en charge.
Des mesures concrètes
Au-delà des postes supplémentaires à créer, voilà des mesures concrètes qui peuvent être mises en place :
- Stabiliser les équipes au lieu de les mettre en concurrence. Lorsqu’un groupe manque de personnel, il ne sert à rien de piocher un agent dans une autre équipe. Non seulement, le sous-effectif sera seulement déplacé mais en plus cette gestion génère des tensions entre les groupes.
- Anticiper les départs en permettant des recrutements plus rapides et organiser une coopération entre l’agent qui quitte le service et son remplaçant. Les jeunes professionnels doivent être accueillis avec un tutorat réfléchi et organisé.
- Délester les cadres du service qui sont constamment mobilisés sur des questions de Ressources Humaines au détriment du fonctionnement du service.
Ces mesures, certes minimes par rapport aux besoins seraient déjà un marqueur fort pour les équipes. Elles ont besoin de reconnaissance face à un travail hors-norme. La charge mentale y est exceptionnelle. Le stress est le lot quotidien de bien des agents, sans compter l’angoisse et les insomnies.
Il est urgent de réagir
Pour finir, je tiens à rappeler malgré tout la grandeur de ce travail, des rencontres que l’on y fait, tant du côté des agents que des familles, des jeunes, des enfants, des partenaires. N’abîmons pas tout cela par une mauvaise appréciation des besoins et une négation de la gravité de cet état des lieux. Il est urgent de réagir et c’est de cela dont j’avais besoin de débattre avec vous, sans enjeux puisque dorénavant, je n’appartient plus à cette collectivité.
Je me devais de faire cette démarche pour les enfants, les jeunes, leurs familles et surtout pour mes ex-collègues qui sont des gens exceptionnels, dévoués et courageux.
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