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Les produits suspendus, une utopie balbutiante à Strasbourg

Payer son café pour le prix de deux. La consommation solidaire s’installe progressivement à Strasbourg. L’objectif : apporter un réconfort aux personnes dans le besoin, en leur offrant un produit qu’ils pourront eux-mêmes consommer gratuitement dans les établissements participants. Mais le système présente de nombreuses failles. Décryptage.

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Deux restaurants et une boulangerie ont adopté le concept des produits suspendus à Strasbourg (Photo FB / Rue89 Strasbourg)

A Naples, il y a près d’un siècle, un homme rentre dans son café habituel pour prendre un café à emporter. Il le paye, sort de l’établissement et revient sur ses pas. « Un autre pour le monsieur dehors, qui fait la manche à l’entrée ». Le café suspendu (Caffè Sospeso en italien) serait ainsi né en Italie (lire le démonte-rumeur sur Rue89). En 2013, seuls deux restaurants et une boulangerie ont pour le moment développé cette forme de consommation solidaire à Strasbourg.

Maxence Kilinc, gérant du restaurant Tapas Toro rue du Faubourg National, a été le premier à proposer des cafés suspendus à Strasbourg. C’est en regardant un reportage télévisé qu’il a décidé d’importer le concept : un client vient consommer son café, et au moment de régler l’addition, paye double. L’ensemble est alors encaissé par le restaurateur. Le consommateur a alors le choix entre donner le bon de commande directement à une personne qu’il connait, soit de le laisser au-dessus du comptoir, à la vue de tous. Aux dires du gérant du Tapas Toro, près de 60 cafés ont été offerts pour 40 consommés en l’espace d’un mois.

Un don décomplexé qui fédère

Dans sa « cagnotte », Yoann Abitbol, gérant du restaurant Bistrot et chocolat, empile lui aussi les tickets de caisse depuis la mi-décembre. On y trouve des cafés mis en attente, mais aussi des plats du jour. « Un test, pour voir jusqu’où les gens pouvaient aller dans leur solidarité » explique t-il. L’établissement dit fonctionner avec un stock d’à peu près dix plats et d’une vingtaine de cafés en attente après seulement trois semaines de lancement. Un succès qui s’expliquerait selon lui par la crise de confiance qu’aurait la population envers les associations caritatives :

« Ce qui me plaît dans ce concept, c’est que de manière anonyme on offre l’intégralité de son don. Par exemple, si vous offrez 100 euros de dons au Téléthon, 10 à 20% vont être utilisés par la gestion et les frais de collecte, comme la soirée télévisée. Mais aussi, par le simple fait de proposer cette option, nous restaurateurs, nous sommes déjà dans de l’insertion sociale, du partage, sans rien faire finalement. »

« Le jour de mes obsèques, j’espère qu’on dira de moi que j’étais quelqu’un de généreux au quotidien ». Avant d’être restaurateur, Yoann Abitbol exerçait la fonction de travailleur social (Photo FB / Rue89 Strasbourg)

Hayat Hamann, infirmière au CHU de Strasbourg, fait partie de ceux qui ont payé plusieurs cafés suspendus au restaurant Tapas Toro. Elle y voit dans ce concept un « geste simple et discret pour le donateur, pour une personne qui en a vraiment besoin ». A en croire Maxence Kilinc, ce témoignage est le reflet de la société alsacienne :

« En Alsace, on n’est pas très familier avec ce genre de choses. A la base, le peuple alsacien est très fier, il ne sait pas demander de l’aide. Il sait offrir, mais il ne veut pas forcément montrer qu’il offre. C’est un complexe qu’il faut contourner et je pense que le concept des cafés suspendus y contribue. »

Du côté de la boulangerie « Au pain de mon Grand-Père » rue de la Krutenau, on avoue que le concept de la baguette en attente, « la déclinaison française du café suspendu », n’a pas encore vraiment pris. La semaine dernière, une seule baguette suspendue aurait été payée à la boulangerie, pour aucune consommée au final. Le projet serait encore en phase de rodage. La première pose des affiches n’est prévue que d’ici une dizaine de jours, dans les quatre établissements dont dispose Bruno Dinel, le directeur général, dans la région.

Selon lui, le bouche à oreille fonctionne : sur les quatre boulangeries, il affiche un bilan de 100 produits mis en attente après seulement deux semaines de lancement. « Ce sont autant des baguettes, que des Kouglopfs ou des viennoiseries » ajoute t-il. Son but : apporter un « autre quotidien à ces gens défavorisés ». Oui, mais…

Un système sans filtrage

Bistrot et Chocolat dit travailler en collaboration avec le service Accueil Liaisons Toxicomanies (ALT) de la rue Sainte-Catherine, mais aussi avec Marc Philibert, directeur de l’Association des Résidents de l’Esplanade Sud (ARES). Ils font passer le message et s’informent réciproquement des offres et des demandes. Mais dans son principe, le don s’effectue surtout de particulier à particulier, sans le moindre filtrage à l’entrée du commerce. Il est ainsi difficile d’être sur que le bénéficiaire du don est dans le besoin. Bruno Dinel est catégorique : « on ne peut quand même pas demander la couleur de la carte bleue de la personne qui demande un produit suspendu. »

Un constat que partage Yoann Abitbol. Il s’autorise tout de même le droit de refuser les produits en attente aux personnes qui ne « respecteraient pas les règles de vie dans l’enceinte du commerce », car « à Bistrot et Chocolat, ce n’est pas non plus un foyer », dit-il. Il confie qu’il a dû gérer les demandes de trois femmes d’origine roumaine, qu’il a invité à venir séparément. Il explique :

« Il faut du courage pour venir demander un café gratuit. Je pars du principe que la crise n’épargne personne et que la solidarité doit toucher tout le monde. Si une personne a envie d’être solidaire, elle peut l’être avec n’importe qui. Bien entendu, cela ne devrait concerner les gens dans le besoin, ce qui est vrai 95% du temps. Mais par exemple, fin décembre, un étudiant m’a demandé si le café et la chantilly étaient payants. Je lui ai répondu que oui. Je lui ai finalement offert le café, la chantilly et un plat du jour en plus. La personne n’a rien demandé, c’est moi qui suis rentré dans le jeu. Qui suis-je pour juger à ce moment là ? Je peux mesurer les signes avant-coureurs, mais je ne peux pas juger. »

Maxence Kilinc, gérant du restaurant Tapas Toro, est aussi Président de la nouvelle association des commerçants de la rue du Faubourg National (Photo FB / Rue89 Strasbourg)

Les étudiants justement. Maxence Kilinc, qui est également Président de la nouvelle association des commerçants de la rue du Faubourg National, en a fait sa cible principale. Il est en train de mettre en place des réseaux avec la faculté de médecine et l’école d’infirmiers entre autres, pour faire connaître le concept. Il se justifie :

« La rue du Faubourg National est très cosmopolite et il y a beaucoup d’étudiants qui y vivent. Quand je parle à des gens dans le besoin, je ne parle pas seulement des gens à la rue. Je parle aussi de ces étudiants précaires, de ces mères au foyer qui ont beaucoup d’enfants à charge ou de ces familles qui ne peuvent pas se permettre de se payer même un café. Aucun organisme ou association ne les représente aujourd’hui. Le message, c’est qu’on est là et qu’il y a des gens qui pensent à eux. »

« Le café-suspendu évite l’obligation de rendre »

L’autre avantage des produits suspendus, c’est l’exonération de l’obligation de rendre. Pour le sociologue strasbourgeois David Le Breton, c’est l’anonymat liée à cette forme de générosité qui la rend populaire :

« Tout don lie les mains. Lorsqu’on reçoit, on doit rendre un jour ou l’autre, et la relation qui s’instaure engage le donateur autant que le bénéficiaire. Avec les produits en attente, c’est un don libérée de cette relation, tout en étant plus concret qu’un don à un organisme de charité. Je ne crois pas qu’il faille plonger dans la conscience des commerçants pour analyser ces dons, beaucoup de tenanciers offrent déjà à certains de leurs clients certaines consommations… Et surtout, les clients, en offrant des produits en attente, jugent les commerçants capables de choisir à qui vont ces produits… »

Une image « conso-responsable » pour les restaurateurs

Campagne d’affichage, publicité sur les réseaux sociaux… Certains pointent que le système profite avant tout aux restaurateurs, capables de vendre deux cafés au lieu d’un au même client et avec le bonus d’une image « conso-responsable » en sus. « C’est gagnant-gagnant » avoue Maxence Kilinc. « Gagnant pour les restaurateurs car ils vendent des cafés, mais aussi gagnant à la fois pour les gens qui offrent, car ils font un bon geste, et pour ceux qui les consomme après gratuitement. »

Du côté de Yoann Abitbol, on ne répond plus aux attaques visant à décrédibiliser l’action et la sincérité des commerçants :

« Le Français par nature se torture l’esprit et essaye toujours de chercher la magouille, genre le restaurateur s’en met plein les poches, alors que pas du tout. Oui, peut-être qu’il va y avoir plus de consommations. Mais si plus de gens adhèrent au concept, il y aurait peut-être moins de gens à boire des litrons d’alcool dans la rue… Oui, je ne perds pas d’argent. Mais en tout cas je travaille exactement de la même manière. »

Pour leur défense, tous disent œuvrer pour que le concept se généralise dans tous les établissements de la ville. On n’y est pas encore.

Aller plus loin

Sur Facebook : groupe officiel Suspended Coffees à Strasbourg.

Sur l’Alsace : « Un café suspendu, sans addition s’il vous plaît ».

Sur Alsace20 : « la baguette en attente » à la boulangerie Au Pain de mon grand-père secteur Cronenbourg.

Coffee Sharing, site communautaire listant les établissements proposant des cafés suspendus dans le monde (pas tout à fait à jour cela dit).


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