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Au procès de la filière de Strasbourg, l’ombre du recruteur se fait sentir

Pourquoi ne pas avoir convoqué Mourad Farès, l’homme suspecté du recrutement des sept Strasbourgeois partis faire le djihad en Syrie puis revenus en France ? La deuxième journée du procès de la « filière de Strasbourg » s’est concentrée sur le processus de recrutement des Alsaciens jusqu’à leur arrivée en Syrie. Avec un temps fort : l’audition d’une des sœurs d’un prévenu.

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Il y a des épisodes que la mémoire a effacés. D’autres un peu plus flous ou incomplets. Pour la sœur aînée de Mokhlès Dahbi appelée à témoigner au deuxième jour du procès de la filière de Strasbourg, le souvenir de ce jeudi 19 décembre 2013 est intact. « Quand j’ai su, j’ai crié, j’ai pleuré ». Ce jour-là, elle apprend que quatre jours plus tôt, son frère s’est envolé pour la Syrie. Elle ne peut pas y croire.

La sœur croit à un canular

Une « plaisanterie », un « canular ». Elle avoue en avoir d’abord ri. Puis avoir réalisé ce qu’il se passait. La voix est posée même si le stress est perceptible. Dans la salle, le silence se fait. La sœur du prévenu marque une pause. Puis égrène ses souvenirs : l’appel au quai d’Orsay, à la police turque, la découverte d’une facture d’hôtel en Turquie où étaient logés les Français avant le passage en Syrie.

Et leur père, arrivé trois heures « trop tard » à la frontière turco-syrienne pour récupérer son fils. À nouveau l’émotion se fait sentir lorsque la sœur du prévenu tire ce constat :

« Je voulais que la police débarque là-bas et les arrête. Rien n’a été fait. On nous a clairement envoyés balader avec cette réponse : on ne peut pas empêcher un citoyen français majeur de quitter le territoire. C’est le souvenir amer que j’en garde aujourd’hui. Si on nous avait écoutés quand on remuait ciel et terre, on aurait pu éviter ça, on aurait pu éviter la perte de Yassine et Mourad, on aurait pu éviter qu’ils… »

La voix baisse, la tête aussi. L’émotion se fait à nouveau sentir et pour cause : la sœur de Mokhlès Dahbi était une amie d’enfance des frères Boudjellal, morts en Syrie quelques semaines après leur arrivée. Dans son box, Mokhlès Dabi fixe calmement sa sœur. Me Nathalie Schmelck, son avocate, évoque le possible complexe que le jeune homme aurait pu faire vis à vis de ses sœurs, l’une ingénieur, l’autre inscrite en Master. À la barre, la sœur aînée répond :

« Je le dis à vous et à lui : ma sœur et moi n’avons jamais ressenti de sentiment de supériorité. »

« Vous savez, parfois on ressent des choses sans que ça soit volontaire », lui répond l’avocate. Mokhlès Dahbi, qui s’est décrit comme étant le « bon à rien de la famille » dans les interrogatoires, baisse la tête et acquiesce.

« En France, j’étais le sale arabe. En Algérie, j’étais trop Français. Je ne sais pas où est ma place »

En cette deuxième journée du procès de la « filière de Strasbourg », il y a beaucoup moins de médias présents qu’au moment de l’ouverture des débats. Mais entre les familles, les quelques journalistes restants et le public, dont des étudiants-chercheurs en sociologie, la salle de la 16e chambre du tribunal correctionnel de Paris reste bondée. La juge a procédé à l’examen des personnalités de six des sept prévenus. C’était au tour de Karim Mohamed-Aggad. Et le frère du « troisième kamikaze du Bataclan » est scruté, ses réponses sont attendues. Il le sait.

À la présidente du tribunal, ses réponses sont d’abord courtes, lapidaires. En t-shirt noir et cheveux longs toujours soigneusement coiffés, le jeune homme de 26 ans se tient debout, les mains croisées dans le dos. Au fur et à mesure que les magistrats enchaînent les questions, le prévenu oscille entre impatience et provocation : « Vous aviez un travail de nuit. Cela vous permettait de faire autre chose durant la journée », demande le juge. « Dormir », répond Karim Mohamed-Aggad, en souriant. Du tac au tac. L’homme raconte sa frustration d’être enfermé. Son visage se durcit, ses réponses deviennent plus longues. Il sait que c’est son moment :

« Moi avant tout ça, mon casier n’avait aucune condamnation. Moi, la prison, je connais pas. La garde à vue, je connais pas. Ça fait plus de deux ans qu’on est en prison. La seule personne avec laquelle je peux communiquer c’est ma mère. Je dirais même que cette épreuve nous a rapprochés. »

Au tribunal correctionnel de Paris (photo Paul Gogo / Rue89 Strasbourg)

C’est quand la présidente du tribunal va l’interroger sur sa pratique de l’islam et sa conception de la chariah (la loi islamique) que Karim Mohamed-Aggad va perdre patience. Son avocate, Me Françoise Cotta, aussi. Elle évoque une conversation que son client aurait eu avec sa mère à l’automne 2014 dans laquelle il avoue que s’il avait su, il serait resté là-bas : « Au moins je ne serais pas entre quatre murs ». À la lecture de ces échanges, le prévenu se lève à nouveau et droit devant le micro se lâche :

« On a risqué nos vies pour rentrer. On était traités d’apostats là-bas, de terroristes ici. Quand j’étais petit, on a déménagé dans un petit village où j’étais traité de sale arabe. Quand on partait en vacances en Algérie, j’étais trop Français. Je ne sais pas où me situer, je ne sais pas où est ma place. »

Pas un bruit dans la salle. Il faut un petit moment à la présidente du tribunal avant de reprendre ses questions. Le prévenu qui semblait impassible a vu sa carapace fendue.

Mourad Farès, le recruteur présumé, grand absent du procès

La magistrate enchaîne avec le grand absent du procès : Mourad Farès, l’homme suspecté d’être à l’origine de l’embrigadement des Strasbourgeois. Avec qui le recruteur est-il d’abord rentré en contact ? De l’argent a t-il été levé ? Qui a acheté les billets d’avions ? Les trois rendez-vous à La Courneuve, Strasbourg et Lyon sont détaillés avec mention des sms envoyés :

« On se voit vendredi 19h30 inch’Allah. »

La présidente du tribunal demande :

« – Vous vous souvenez de votre première rencontre avec M.Farès ?

– Radouane T. : Oui. Il était très précautionneux, nous a demandé de laisser nos téléphones portables loin de nous.

– Elle insiste : à ce moment-là, il est question de djihad ?

– Karim Mohamed-Aggad : non du tout. Il tenait une page Facebook sur l’union d’action pour la Oumma (la communauté). Il s’agissait plutôt d’aider et de déménager en terre d’Islam. »

La juge insiste sur les préparatifs du départ : qui a acheté les billets ? à quelle date ? avec quel argent ? Les prévenus trépignent sur leurs chaises. « On me demande de me souvenir de choses qui se sont passées il y a trois ans », s’agace Mohamed Hattay. Me Éric Lefebvre, son avocat, tempère : « de la fatigue et de la nervosité. Cela fait 27 mois que nous préparons ce procès. »

Quatre heures durant, les débats vont tourner autour de celui qui n’est pas là. « C’est dommage que l’on n’ait pas fait venir Mourad Farès. C’est quand même le grand absent de l’audience », regrette Me Françoise Cotta, avocate de Karim Mohamed-Aggad. Un regret partagé par ses confrères dont Me Nogueras qui lance l’idée d’utiliser la visio-conférence pour interroger le présumé recruteur qui ne peut être sorti de la maison d’arrêt où il est enfermé pour des raisons de sécurité :

« Après tout, c’est un habitué des réseaux sociaux. »

Fous rires dans la salle. Mais le procureur de la République maintient : la présence de Farès n’est pas « nécessaire » à la tenue du procès.


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