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Près de Colmar, le constat silencieux de la disparition de l’œdicnème criard

L’œdicnème criard est la dernière espèce d’oiseaux rares encore présente dans la Hardt, près de Colmar. Tous les ans, au printemps, des scientifiques de la Ligue pour la Protection des Oiseaux (LPO) se rendent dans cette zone d’agriculture intensive pour décompter ces volatiles. En 2018, 13 individus ont été recensés, cette valeur est en baisse constante depuis près de 40 ans.

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Le 11 avril, au sud-est de Colmar, cinq scientifiques de la Ligue de Protection des Oiseaux (LPO) se répartissent les tâches pour la nuit. Ils quadrillent une zone d’environ 10 kilomètres carrés, pour partir à la recherche de l’œdicnème criard. Cette espèce menacée fait l’objet d’un suivi annuel, soit deux soirées de détection au printemps.

Nous nous trouvons dans la Hardt, territoire haut-rhinois délimité par le Rhin à l’Est et des massifs montagneux à l’Ouest. Un micro-climat lié à la disposition des montagnes en amont fait de cet endroit une des zones les moins humides de France. En Alsace, l’oiseau recherché est présent seulement dans ces alentours. Le busard cendré, l’outarde canepetière et la pipit rousseline, autres oiseaux rares mais détectés jadis aux abords de Colmar, ont déjà disparu de la région.

L’œdicnème criard est reconnaissable grâce aux protubérances qu’il a au niveau des genoux. (Photo Père Igor / Wikimedia Commons / cc)

Alexandre, coordinateur de l’expédition, donne des explications sur l’œdicnème criard :

« Cet oiseau semi nocturne est notamment caractérisé par son chant bruyant. Il se nourrit d’insectes, de grenouilles, de lézards ou encore d’œufs. Son nom fait référence aux protubérances qu’il porte sur les genoux, qui évoquent des œdèmes. L’œdicnème criard a une préférence pour les milieux secs où les sols sont nus par endroits. Avant l’intensification de l’agriculture, la Hardt a longtemps été un habitat parfaitement adapté à cette espèce. Maintenant, l’augmentation des surfaces agricoles induit une disparition de l’habitat de l’œdicnème criard. L’utilisation des pesticides provoque une baisse dramatique du nombre d’insectes dont il se nourrit. Cette conjoncture fait de lui, une espèce au bord de l’extinction dans la région. »

La Hardt agricole est un paysage totalement plat, avec à perte de vue des champs de maïs. Au loin, on aperçoit la centrale nucléaire de Fessenheim et d’immenses usines, comme celle de PSA-Peugeot-Citroën qui emploie près de 7 000 personnes.

De nombreuses usines viennent encore un peu plus perturber les oiseaux dans la Hardt, notamment à cause de la pollution lumineuse. (Photo TV / Rue89 Strasbourg / cc)

La Hardt, zone autrefois pauvre

Pourtant, avant les années 60, la Hardt est une des zones les plus pauvres d’Alsace. Les sols contiennent très peu de nutriments et ils sont secs une bonne partie de l’année à cause du micro-climat. Les rendements agricoles sont très faibles. Dans les années 70, avec la révolution verte, on assiste à une logique d’intensification généralisée des cultures. Les exploitants commencent à utiliser l’eau de la nappe phréatique qui se trouve à 15 mètres sous terre, grâce à des techniques d’irrigations industrielles.

Un apport intensif en engrais est réalisé pour combler le déficit en nutriments dans le sol. Avec un niveau d’ensoleillement élevé, ces conditions obtenues de manière artificielle permettent une culture du maïs qui donne les meilleurs rendements de France. Cette intensification de l’agriculture a uniformisé tout le paysage, avec des conséquences dramatiques sur la biodiversité.

Sans ces installations d’irrigation qui peuvent dépasser 100 mètres, le maïs ne pousserait pas dans la Hardt. (Photo TV / Rue89 Strasbourg / cc)

Alexandre explique que de nombreuses plantes étaient présentes uniquement ici en Alsace :

« Ce climat sec, avec une végétation et un sol plein de graviers amenés ici par les crues du Rhin, donnaient lieu à des forêts appelées “chênaie à chênes pubescents”, plutôt typique du Sud Ouest habituellement. Cet écosystème était unique avec en toile de fond, les Vosges et la Forêt-Noire. Mais ici, il n’est pas question pour les agriculteurs de revenir en arrière, il faut exploiter le maximum de surface. C’est synonyme de progrès pour eux. Beaucoup de champs atteignent des surfaces de 15 hectares. »

L’équipe de la LPO se répartit les tâches pour l’expédition de comptage de l’œdicnème criard. (Photo TV / Rue89 Strasbourg / cc)

Le soleil commence à se coucher. Il est 18h30 et la mission de terrain va commencer. Vincent et Emilie partent au Nord, Ondine et Trystan iront au milieu de la zone d’observation, et Alexandre se dirige plus au Sud. Il explique que nous ne verrons certainement aucun œdicnème criard au cours de cette soirée :

« Ils se camouflent extrêmement bien et ils sont peu nombreux. En voir un de nuit relèverait de l’exploit. Tout se fait à l’oreille. Nous émettons un son standardisé qui correspond au chant de l’oiseau que nous tentons de détecter. Les mâles défendent farouchement leur territoire. Lorsqu’ils entendent le chant d’un autre œdicnème criard, ils lui répondent pour lui montrer qu’il faut partir. Lorsque le son est émis, si un œdicnème criard est présent dans un rayon de 1,5 km, il répond par un chant et nous pouvons être sûr qu’un nid est présent dans cette zone. »

Les ravages de la monoculture

Comme la disponibilité alimentaire est très faible à cause de la monoculture qui ne permet pas le développement des populations d’insectes et de mollusques, chaque nid d’œdicnème couvre un large territoire.

Depuis les routes de campagnes que nous arpentons pour nous rendre aux points de relevés, nous apercevons de nombreux tracteurs à six roues qui commencent les semences. Les surfaces à cultiver sont si grandes que ces véhicules imposants sont indispensables. L’un d’entre eux répand un liquide rouge qui est contenu dans une rangée de bidons accrochés à l’arrière du tracteur.

D’après Alexandre, ce liquide n’est autre que des néonicotinoïdes. Ce pesticide est absorbé par les plantes qui deviennent toxiques sur le long terme pour tous les insectes. La baisse des populations d’abeilles observée actuellement est en partie attribuée à ce procédé. Les oiseaux qui se nourrissent d’insectes comme l’œdicnème criard sont particulièrement affectés par ces pesticides comme ils n’ont plus de quoi se nourrir.

Le tracteur répand un pesticide appelé néonicotinoïde dans son champ. Cet insecticide est en partie responsable de la chute des populations d’abeilles. (Photo TV / Rue89 Strasbourg / cc)

Carte à la main, nous trouvons le premier lieu de relevé. Il s’agit ensuite d’écouter les chants d’oiseaux pendant 1 minute et 30 secondes. Puis, pendant 30 secondes, nous émettons le son du chant d’un œdicnème criard. Ensuite, nous écoutons à nouveau 30 secondes pour voir si un mâle répond pour défendre son territoire. L’opération se répète trois fois d’affilée. Aucune réponse.

Nous nous dirigeons alors vers le deuxième point qui se trouve à environ 2 km. Nous en avons 11 à vérifier en tout. Les deux autres groupes se rendent chacun sur 12 points.

L’œdicnème criard se camoufle sur des sols sablonneux ou avec une végétation rase. (Photo Serguei / Flickr)

Au fil du temps, pendant la soirée, la fatigue fait son apparition. Alexandre explique que cela peut troubler les détections :

« Il est assez récurrent que des personnes qui font de tels relevés aient des hallucinations auditives. Dans un silence total, elles sont persuadées d’entendre l’oiseau qu’elles recherchent. C’est un phénomène reconnu. C’est pour ça que des équipes sont constituées de plusieurs personnes. »

Au septième essai, nous réalisons le protocole habituel. Soudain, pendant l’un de nos silences assidus, un son aigu et puissant se fait entendre. C’est le chant de l’œdicnème criard. Nous déduisons qu’un nid se trouve dans la zone. En tout pendant la soirée, sept individus seront détectés. Chacun d’eux est en théorie affilié à un nid, une femelle et peut-être une progéniture.

Vers une heure du matin, l’expédition se termine. Nous nous retrouvons à un point de rendez-vous avec les deux autres groupes de scientifiques. Alexandre fait le bilan de la soirée :

« Nous avons travaillé dans les temps et les tentatives de détection ont bien été réalisées sur tous les points. Pour ce qui est du nombre d’individus constaté, ce chiffre est inquiétant pour le moment. Nous verrons quel sera le résultat du comptage de demain et si la population continue à diminuer comme ces dernières années. »

Le lendemain, les scientifiques entendront six individus supplémentaires, ce qui porte le nombre total d’œdicnèmes criards détectés à treize en 2018 dans la Hardt agricole.

L’année précédente, la zone de prospection était plus petite, mais l’expédition avait permis de relever quinze individus, ce qui confirme une tendance générale de baisse de cette population d’œdicnèmes criards observée depuis 40 ans. D’après Alexandre, sans changement radical des pratiques agricoles dans les environs, cette espèce est condamnée à disparaître en Alsace.


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