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Pourquoi l’Alsace est championne du dépassement d’honoraires

Alors que le débat bat son plein au niveau national, la question de l’encadrement des dépassements d’honoraires cristallise les passions chez les médecins, mutuelles et caisses d’assurances maladie. En Alsace, le problème se pose avec acuité : notre région est la troisième au palmarès national des dépassements d’honoraires. Une situation due à l’environnement économique, à la spécificité du régime local mais surtout à un système de santé qui ne fonctionne plus.

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Les dépassements d’honoraires sont dépendants du système de remboursement alsacien (-)

Aujourd’hui en Alsace, il devient difficile de se faire soigner au tarif de la Sécurité sociale par les médecins spécialistes. En 20 ans, comme partout en France, les dépassements d’honoraires ont doublé. Une situation qui n’est plus tenable. Hier, la Commission Paritaire Nationale (CPN) s’est réunie pour la deuxième fois à la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam) pour discuter de l’application de sanctions contre les médecins pratiquant des dépassements d’honoraires excessifs.

La majeure partie des spécialistes est concernée par les dépassements d’honoraires avec une mention spéciale pour la chirurgie, l’anesthésie, l’ophtalmologie et la gynécologie. L’ Alsace arrive à la troisième place derrière l’Île-de-France et la région Rhône-Alpes, avec 90% de  taux global de dépassements d’honoraires contre 56% de moyenne nationale en 2011. Lorsque l’on interroge les différents acteurs régionaux du système de santé sur le pourquoi de cette situation, on a l’impression d’assister à une partie de ping-pong où chacun se renvoie la responsabilité de cet état de fait. Alors, à qui la faute ?

L’offre au tarif Sécu insuffisante

Premier élément d’explication : la situation économique de l’Alsace. Région frontalière, avec un PIB par habitant s’élevant à 27 986 euros en 2010 (Insee), l’Alsace est considérée comme riche en comparaison avec le reste de la France. Dans son rapport 2011, la Cnam reconnaît l’existence d’un lien entre le développement des dépassements et la capacité financière des résidents. Pourtant, tout le monde n’est pas aisé en Alsace et la région a rudement souffert de la crise économique ces dernières années. Président du régime local d’Alsace- Moselle, Daniel Lorthiois reconnaît que « de mauvaises habitudes ont été prises. »

Les patients alsaciens souffrent d’un manque d’offre à tarif opposable, le tarif Sécu, soit 31€ pour un pédiatre par exemple. En Alsace, entre 41 et 49% des spécialistes sont établis en secteur 2. La région se situe dans le haut de la fourchette nationale. La plupart des médecins spécialistes installent leur cabinets en centre-ville, ce qui en limite l’accès aux habitants des zones rurales et quartiers périphériques. Susie Bobenrieth, spécialiste santé de l’UFC-Que Choisir du Haut-Rhin, détaille la fracture sanitaire régionale révélée par l’enquête nationale de l’UFC-Que Choisir du 16 octobre :

« L’Alsace est un désert médical pour l’ophtalmologie et la gynécologie si l’on veut trouver un praticien qui ne facture pas de dépassements d’honoraires. Si l’on applique ce critère, 36% de la population du Bas-Rhin vit dans un désert médical pour l’ophtalmologie et 19% dans le Haut-Rhin. Pour la gynécologie, les proportions passent respectivement à 74% et 56%. S’agissant de la pédiatrie, la situation est très inégale : 69% de la population haut-rhinoise vit dans ce désert médical pour les pédiatres, contre 7% pour la population bas-rhinoise. Nous avons identifié des villes à problème : Altkirch, Haguenau, Mulhouse, Strasbourg, Mutzig ou encore Fegersheim. »

La faute au taux à 90% du régime local ?

De l’avis de certains médecins, la spécificité du régime local alsacien renforce la tendance aux dépassements d’honoraires. Car en Alsace, les patients sont remboursés d’office à 90% et non à 70%. Un régime local avantageux dont certains médecins profiteraient pour augmenter leurs honoraires facilement. C’est l’avis du Dr Claude Bronner, président de l’Union généraliste et vice-président de la Fédération des Médecins de France (FMF) :

« Le système du régime local rend les patients plus solvables et permet aux mutuelles de faire d’énormes économies. Que de nombreux spécialistes en profitent est une conséquence de cet état de fait. Mais la cause première est la non adéquation des tarifs de secteur 1 au service rendu. Ce défaut de départ est ensuite anormalement utilisé par certains. La plupart des pays qui ont une politique de santé digne de ce nom ont des médecins bien rémunérés en tarif opposable et un tarif libre marginal. »

Pour Daniel Lorthiois, la situation n’a rien à voir au contraire avec les 90% du régime local. L’an dernier, une étude sur les dépassements des anesthésistes a montré qu’ils étaient quasi inexistants en Moselle :

« On ne peut pas lier le remboursement à 90% à la facturation des médecins car le régime local ne prend pas en charge ces dépassements. Par contre, le niveau des remboursements proposés par les mutuelles expliquent en partie cette situation. Pour les patients bien couverts, certains médecins se disent « pourquoi ne pas en profiter ? » Toutefois, cela concerne une minorité de patients : en raison du régime local, les Alsaciens sont moins mutualisés que dans le reste de la France. »

Mais du côté des mutuelles, on tient un autre discours évidemment. Pour François Kusswieder, président de la Mutualité Française Alsace, les mutuelles sont « les victimes de cette situation ». Face à l’augmentation croissante des dépassements d’honoraires, elles ont été contraintes de relever le montant des cotisations. Résultat, une partie de la population ne peut plus se les offrir.

Certains syndicats de médecins dénoncent la mauvaise gestion des mutuelles qui, selon eux, consacrent trop d’argent à la gestion et à la communication. Face à ses accusations, François Kusswieder rétorque :

« Les frais de gestion des mutuelles sont de l’ordre de 15%  du budget. Il n’y a pas d’abus car nous sommes gérés par les adhérents. Je pense que cette idée préconçue provient d’un amalgame entre les mutuelles, les institutions de prévoyance à but non lucratif  et les assureurs qui eux ont pour but de faire du profit. »

Pour les spécialistes, impossible de travailler au tarif Sécu

Si les avis divergent, médecins et mutuelles s’accordent sur un point. Sans les dépassements d’honoraires, il serait difficile pour certains médecins spécialistes de rentrer dans leurs frais. Pour un certain nombre d’actes, les tarifs conventionnels ne rémunèrent pas suffisamment les praticiens. Par exemple, une opération du talon d’Achille est remboursée 120€ par la Sécurité sociale.

C’est la principale cause des dépassements d’honoraires. Selon le Conseil National de l’Ordre des Médecins (Cnom), pour certains médecins spécialistes, des dépassements de 50% sont nécessaires en moyenne pour faire face aux charges (charges sociales, immobilier), qui progressent de 12% par an. Le Dr Claude Vogt, chirurgien orthopédiste exerçant en secteur 2 à Strasbourg, ancien président de l’Union des Chirurgiens de France (UCDF)  énumère les raisons pour lesquelles il est obligé de pratiquer des dépassements d’honoraires : loyers exorbitants, matériel très onéreux dont le renouvellement est fréquent, coûts de formation, etc. :

« Aujourd’hui, on ne peut plus travailler au tarif de la Sécurité sociale. En chirurgie, les tarifs de remboursement n’ont pas été révisés depuis les années 1980. En 2011, les dépassements d’honoraires ont représenté 2,4 milliards d’euros sur 20,9 milliards d’euros d’honoraires facturés. Ce chiffre ne représente que 1% des dépenses de santé consenties par les Français. »

Près de 1600 membres du corps médical ce sont réunis le dimanche 2 décembre 2012 pour protester contre l’encadrement des dépassements d’honoraires et les réseaux de soins mutualistes ( Photo SD)

400 à 500 euros de dépassement par œil

Jean-Joseph Muller, cardiologue de secteur 1 depuis 25 ans à Strasbourg, témoigne d’une forme de chantage exercé par certains praticiens sur la clientèle âgée qui n’est pas toujours bien couverte voire pas couverte du tout :

« Je reconnais que certains des arguments avancés par les spécialistes sont valables, par exemple pour les gynécologues qui paient 22 000€ d’assurances annuelles et sont très mal remboursés pour les accouchements. Mais ceci n’excuse pas la dérive actuelle du secteur 2, comme par exemple, les dépassements scandaleux demandés en chirurgie des cataractes. Il y a entente sur les prix et une sorte de chantage est exercé sur les vieilles personnes dont certaines n’ont même pas de mutuelle. Ainsi, on atteint 400 à 500 euros de dépassement par œil  alors que l’opération dure une quinzaine de minutes. Il en est de même avec les tarifs prohibitifs appliqués en chirurgie orthopédique. C’est du racket ! »

Pourtant, à l’heure où l’on parle sanctions pour les dépassements de plus de 150%, le phénomène ne cesse de croître comme le décrit Daniel Lorthiois :

« Certains médecins de secteur 1 pratiquent des dépassements d’honoraires que je qualifie d’illicites car ne respectant pas la convention. Le Conseil de l’Ordre des médecins n’a pas daigné réagir. La CPAM avait repéré onze médecins dont les taux de dépassements d’honoraires était de l’ordre de 200% sur la quasi totalité de leurs actes. Par contre si on examine la pratique d’un taux de 150% sur 90% des actes pratiqués on arrive à une cinquantaine de médecins. C’est beaucoup trop ! Quid des bénéficiaires de la CMU pour qui tout dépassement est interdit ? Cela soulève un problème d’éthique de sélection, voire de renvoi de la clientèle précaire vers d’autres praticiens. « 

A tel point que les patients les plus modestes rencontrent des difficultés d’accès aux soins. Selon l’enquête de l’UFC-Que Choisir, 2% des Alsaciens sondés ont contracté un crédit pour pouvoir se soigner et pour 73%  d’entre eux, le coût de l’accès aux soins est une source d’inquiétude.

La solution du déconventionnement

Interrogée sur la question des dépassements d’honoraires, la Caisse Primaire d’ Assurance Maladie (CPAM) du Bas-Rhin est restée muette. Une réunion est prévue pour discuter des sanctions « courant janvier ». Mais l’encadrement des dépassements fait des vagues. En signe de protestation, sept chirurgiens plasticiens de Strasbourg ont ainsi décidé de se déconventionner. Le docteur Vanessa Kadoch, membre très active de l’Union Française pour une Médecine Libre (créée en octobre 2012 suite à la signature de l’avenant n°8, issue du mouvement « les médecins ne sont pas des pigeons ») est l’un d’entre eux. Elle explique sa décision de se mettre en secteur 3 c’est-à-dire en honoraires libres :

« Depuis trois mois, nous n’avons pas été entendus ni reçus par le gouvernement. Nous avons attaqué l‘avenant n°8 devant le Conseil d’Etat début décembre mais c’est une procédure longue. Le plafond de dépassement d’honoraires, délimité pour appliquer les sanctions, ne sera pas respecté. La CNAM va l’abaisser en province pour faire venir les médecins là où il en manque. L’objectif est de faire baisser le taux de dépassement en 3 ans et de faire disparaître le secteur 2. Le but de l’avenant n°8 est de taper sur les médecins et de caresser les mutuelles dans le sens du poil. »

Car la loi sur les réseaux de soins votée par l’Assemblée nationale le 29 novembre dernier, permettra aux mutuelles de justifier d’un remboursement moindre des adhérents si le praticien qu’ils choisissent ne fait pas partie du réseau de soins de leur mutuelle. Une disposition qui nuit à la liberté des patients de choisir son médecin selon le Dr Kadoch :

 « Le but de la mutualité, c’est le travail à moindre coût : résultat, dans les Bouches-du-Rhône, 35 médecins viennent d’être licenciés. »

La loi doit passer au Sénat courant janvier. Pour le Dr Kadoch et ses confrères, le déconventionnement permet de garder la liberté de choisir et d’appliquer les dépassements au cas par cas en fonction de critères comme les revenus des patients ou le nombre d’opérations. Ce que certains dénoncent comme une « tarification à la tête du client ». Interrogée sur un possible effet d’entraînement dans la région, le Dr Kadoch répond :

« Je pense qu’il est difficile pour les autres spécialistes de se déconventionner pour l’instant. Le secteur 3, c’est un saut dans l’inconnu. Mais de plus en plus de généralistes en parlent, les médecins se décomplexent… »


#Dr Claude Bronner

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