Hector a terminé sa formation au lycée agricole d’Obernai en juin. Son objectif : fonder une exploitation de maraîchage an agriculture biologique. Mais pour l’instant, faute de terre et d’argent pour se lancer, il cherche un autre boulot. Son témoignage illustre la difficulté de créer une exploitation sans ancrage dans le milieu agricole :
« Dans ma promo, on était trente, dont une vingtaine avec l’option maraîchage bio, beaucoup avec le fantasme de lancer une petite exploitation paysanne. Pour ça, c’est sûr, il y a des candidats, c’est dans l’air du temps. Maintenant, la plupart vont être ouvriers agricoles finalement. À ma connaissance, seulement deux ont la possibilité de se lancer, parce qu’ils ont des terres disponibles dans la famille. »
Des sondages d’opinion révèlent que la société française attend plus d’agriculture biologique et respectueuse de l’environnement. Pour l’instant, en Alsace, le bio concerne 11% de la surface cultivée, contre 5% en 2012. Dans le Bas-Rhin, sur ces 11% de surfaces bio, 60% sont en fait des prairies, pour certaines destinées à l’alimentation des animaux.
Le maraîchage bio, 0,4% de la surface cultivée du département
La culture de fruits et légumes bio couvre 800 hectares, sur un total de presque 200 000 hectares de terres agricoles dans le département, soit seulement 0,4% de la surface cultivée. Les États membres de l’Union européenne se sont mis d’accord en 2021 sur un objectif de 25% des terres cultivées consacrées à l’agriculture biologique en 2030. On est loin du compte.
Les petites fermes maraîchères ou avec plusieurs races d’animaux, en circuit court, sont rares dans la région selon Pierre-Luc Laemmel, porte-parole de la Confédération paysanne, un syndicat agricole minoritaire. D’après les statistiques du ministère de l’Agriculture, le nombre d’exploitations vendant notamment en circuit court n’a augmenté que de 3,8% entre 2010 et 2020 dans le Bas-Rhin. Les petites fermes sont moins nombreuses, elles sont passées d’environ 4 500 exploitations à 3 000 sur la même période.
Le difficile accès à la terre
Pour Joseph Weissbart, directeur technique de Bio en Grand Est, une organisation professionnelle venant en aide aux agriculteurs, il y a deux possibilités pour voir apparaitre de nouvelles exploitations bio, les conversions de fermes existantes ou le lancement de nouveaux projets :
« Tous les ans, des agriculteurs se convertissent mais à un rythme assez lent. Entre 2011 et 2021, nous sommes passés de 536 exploitations bio à 1 240 en Alsace, soit environ 70 de plus par an. Ces transitions comprennent des grosses exploitations céréalières ou viticoles. Mais beaucoup d’agriculteurs n’en ont pas du tout envie. Avec une politique plus incitative, ils pourraient être plus nombreux à faire le pas. Le deuxième levier important serait d’accompagner bien plus intensément ceux qui veulent se lancer, car beaucoup sont intéressés mais n’ont pas la possibilité. »
Après avoir occupé un emploi administratif, Pierre-Luc Laemmel, 35 ans, a créé une exploitation maraîchère bio et un petit élevage de poules pondeuses à Wilwisheim. « Avec ma compagne, nous avons eu la chance de ne pas avoir à chercher nos terres, j’ai hérité de six hectares. Cela nous a beaucoup facilité la tâche », constate t-il.
« Il faut minimum 60 000 euros »
Hector, tout juste diplômé du lycée agricole d’Obernai, n’a pas cette chance. Sa famille possède un champ, mais il ne peut guère compter dessus car il s’agit d’une location. Il doit alors prospecter lui-même, essayer de se constituer un réseau pour savoir si des terres vont se libérer quelque-part. La société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) a le rôle d’attribuer des champs que des propriétaires veulent céder.
Elle fait la publicité des surfaces disponibles pour que les candidats déposent leurs projet. « Au printemps dernier, j’ai fait un dossier pour une parcelle de trois hectares à Weiterswiller. C’est un gros agriculteur du Kochersberg qui l’a eu finalement, pour faire du fourrage », constate Hector :
« Sans compter l’achat du foncier, pour une exploitation maraîchère, l’une des activités qui nécessite le moins d’investissements de départ, il faut minimum 60 000 euros, pour une serre, du matériel d’irrigation, un véhicule… Il faut trouver une banque qui accepte de prêter, s’engager sur des décennies et espérer que ça passe. En général, en agriculture, on doit faire un business plan pour montrer qu’on pourra sortir un Smic au bout de cinq années d’activité. Mais en travaillant bien plus que 35 heures en réalité. »
Suppression de l’aide au maintien de l’agriculture biologique
« Des mesures réellement incitatives, en faveur de l’agriculture biologique et paysanne, seraient possibles. C’est un problème de volonté politique », souffle Benoit Biteau (EE-LV), eurodéputé. Pour lui, le soutien aux exploitations écologiste s’est même dégradé :
« En 2017, la France a supprimé l’aide au maintien de l’agriculture biologique. Cela signifie que des exploitations bio ont perdu 20 000 ou 30 000 euros sur une année. L’écorégime, une nouvelle aide (qui entrera en vigueur en 2023, NDLR), ne fera pas de différence entre les labels exigeants, comme « Agriculture biologique », et ceux qui le sont moins, par exemple « Haute valeur environnementale » (HVE, voir notre article).
Des producteurs industriels profiteront clairement de ces certifications. Parallèlement, il faut savoir que 80% des aides européennes sont déjà captées par seulement 20% d’agriculteurs industriels, car elles sont proportionnelles aux surfaces exploitées. L’argent public sert à financer l’agro-industrie, et je suis à peu près certain que ce n’est pas ce que souhaitent les contribuables. »
À l’échelle du Grand Est, des arbitrages importants se jouent aussi, les Régions ayant la charge de répartir des aides européennes sur l’agriculture. Par exemple, les élus régionaux ont décidé des modifications concernant les dotations jeunes agriculteurs (DJA), censées aider les porteurs de projet dans leurs investissements. Des bonus étaient accordés pour ceux qui lancent une exploitation bio, ou qui sont « hors cadre familial », c’est-à-dire qui ne viennent pas du milieu agricole et ont donc plus de difficultés d’accès aux terres et à du matériel. Ces deux bonus sont supprimés à partir de 2023.
Un plan de soutien aux investissements dans les industries agro-alimentaires
Laurent Dreyfus (EE-LV), élu régional d’opposition et agriculteur près de Munster, s’insurge face à « cette diminution supplémentaire de ressource pour les projets avec une dimension écologiste ». D’après Bio en Grand Est, le montant des DJA passera, pour les projets d’agriculture biologique, de 38 938 euros en moyenne à 23 000 euros en 2023. Parallèlement, la Région a notamment mis en place un plan de soutien aux investissements dans les industries agro-alimentaires, avec un plafond à 500 000 euros pour les groupes.
Pour Laurent Dreyfus, ces décisions sont imputables aux liens qui existent entre l’exécutif régional et l’agro-industrie, qui influent sur les politiques publiques. En septembre, le tribunal judiciaire de Strasbourg a reconnu Pascale Gaillot (LR) coupable de prise illégale d’intérêts alors qu’elle était vice-présidente de la Région Grand Est en charge de l’agriculture.
Les liens entre Région Grand Est et agro-industrie
Elle a défendu, lors de la précédente mandature, une subvention de 150 000 euros pour l’association Terrasolis, « un pôle d’innovation de l’agriculture », dont son mari est trésorier. Celui-ci est aussi vice-président de Cristal Union, l’un des premiers producteurs européens de sucre et d’alcool. Pascale Gaillot est désormais présidente de la commission environnement de la Région Grand Est. Le président Jean Rottner (LR) a refusé de la démettre de ses fonctions après sa condamnation.
Le nouveau vice-président en charge de l’agriculture est Philippe Mangin… également président de la société InVivo, grand groupe agro-industriel au chiffre d’affaires de 10 milliards d’euros. On peut aussi citer Laurent Wendlinger, président de la commission agriculture de la Région, et ancien président de la Chambre d’agriculture d’Alsace élu sous la bannière FDSEA/AVA/JA. La FDSEA est le syndicat agricole majoritaire et défend une vision productiviste de l’agriculture.
La FNSEA dans les instances décisionnelles
La Cour des comptes a dévoilé dans un rapport de mars 2022 que la Chambre d’agriculture Grand Est, aussi présidée par la FNSEA, ne faisait pas assez la promotion et l’accompagnement pour l’agriculture bio : « La chambre n’a pas mis en place un guichet unique de compétence et de service, une mutualisation des outils d’accompagnement ou un plan commun de formations. »
En général, l’agro-industrie, et notamment la FNSEA, mène un travail intense de lobbying pour lutter contre les mesures de verdissement des politiques agricoles, à l’échelle européenne et régionale. « Vue la mainmise de l’agro-industrie et de la FNSEA sur les instances décisionnelles, sans gros changement politique, on peut difficilement espérer un meilleur soutien pour l’agriculture paysanne et biologique », selon Pierre-Luc Laemmel de la Confédération paysanne.
Le même problème se pose pour l’accès à la terre. La Safer du Bas-Rhin décide de l’attribution de terres à travers un comité, qu’elle décrit comme un « véritable parlement du foncier », composé de plus de dix représentants de l’agro-industrie et de la FNSEA, sur environ 25 membres.
Les autres syndicats agricoles, la Confédération paysanne et la Coordination rurale, n’ont qu’un siège chacun. Pierre-Luc Laemmel occupe celui de la Confédération paysanne :
« Le comité de la Safer se réunit à peu près tous les trimestres et donne des avis sur 15 à 40 cessions de terres. Dans l’immense majorité des cas, il s’agit d’agrandissements de structures déjà existantes. Les jeunes qui veulent se lancer savent qu’il est très difficile d’obtenir de bonnes parcelles via la Safer, qui devrait pourtant servir à ça. Les terres sont souvent morcelées, car les meilleurs surfaces ne passent même pas par elle. »
Une hostilité envers les néoruraux ?
Pour vendre leurs terrains, les agriculteurs privilégient souvent les montages sociétaires qui leurs permettent de contourner la Safer : ils créent une société qui devient propriétaire du foncier, et vendent les parts pour céder les terres. Ainsi, il n’y a pas d’appel à la concurrence ni de régulation. La Confédération paysanne plaide pour une loi qui régulerait davantage les montages sociétaires et mette à disposition plus de terres pour les nouveaux projets écologistes.
Philippe Grégoire, producteur de lait bio et engagé sur la question de l’accès au foncier, observe « dans la mentalité des familles agricoles, une hostilité envers ceux qui se lancent et qui ne viennent pas du milieu » :
« Je vois souvent des vieux paysans qui préfèrent laisser des terres en friches plutôt que de les céder à des néoruraux. Pourtant, il y a beaucoup de gens comme ça qui font très bien tourner leur ferme, encore faut-il leur laisser une chance. »
La moitié des agriculteurs à la retraite d’ici 2030
Interrogés sur les difficultés des agriculteurs à lancer des projets à vocation écologiste, la FNSEA et la Chambre d’agriculture d’Alsace n’ont pas répondu aux questions de Rue89 Strasbourg. La Région Grand Est n’a pas donné suite à nos questions, notamment celles sur la favorisation du modèle industriel et la suppression d’aides aux exploitations biologiques.
D’ici 2030, la moitié des agriculteurs en activité vont partir à la retraite. Il y a ainsi deux possibilités : ou leurs terres seront léguées pour de nouveaux projets agricoles, notamment écologistes comme celui d’Hector. Ou elles se concentreront chez de gros propriétaires.
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