Dans un campus de l’Université de Haute-Alsace, fantomatique en ce début novembre, Germain Forestier reçoit dans son bureau. Un plan de travail dégagé, un flacon de gel hydroalcoolique, un double écran relié à un ordinateur et deux meubles de rangement, le tout dans une dizaine de mètres carrés. C’est là, et depuis chez lui, que l’enseignant-chercheur produit des visualisations de l’épidémie du Covid-19 qui font chaque jour le tour de la France.
Le professeur de 36 ans s’est intéressé à la pandémie dès le mois de janvier. Un intérêt personnel et professionnel qui s’est accentué lorsque Mulhouse est devenue l’une des portes d’entrée du virus en France :
« Mon épouse est médecin généraliste et je travaillais sur les questions de santé. Dès le début on cherchait à s’informer. Quand on a vu ce qui se passait en Italie, on s’est dit qu’il n’y avait pas de raisons que cela n’arrive pas chez nous. Mais ce sentiment ne semblait pas partagé dans la population. Je voyais qu’il y avait de plus en plus d’étudiants malades et ma femme aussi le constatait chez ses patients. Pendant le confinement, quand je la voyais s’équiper pour travailler, c’était comme si elle allait réparer un réacteur nucléaire. Je me suis dit, qu’est-ce que je peux faire pour aider, avec mes compétences ? »
Sur le réseau social Twitter, l’informaticien voit des médecins qui tentent de publier des graphiques, pas toujours très esthétiques. Spécialiste du traitement de données, il réalise ses propres courbes sur son site professionnel. À partir d’avril, il les partage sur Twitter, sur lequel il avait un compte depuis 2009 et « 300 à 500 abonnés ». Huit mois plus tard, près de 13 000 personnes suivent ses publications.
Au fur et à mesure, les données publiques sur l’épidémie sont de plus en plus nombreuses. En juin, les informations sur les tests (SI-DEP) sont communiquées au grand public. Alors que les vacances approchent, il continue et approfondit ses recherches tout l’été.
Des cartes de chaleur pour mieux comprendre
À la mi-août, il se démarque en publiant des heatmaps (cartes de chaleur en français) qui montre les différents taux de contaminations. « Un outil très classique en visualisation de données », minimise-t-il.
En un coup d’œil, via un dégradé de couleurs, elles permettent de voir l’évolution de l’épidémie dans tous les départements de France. Il est possible de les trier par catégories d’âge.
Pendant ses vacances en famille sur une île de l’ouest de la France, il met à jour ses cartes, en un clic. « Sauf un ou deux soirs où je manquais de 4G pour le partage de connexion », confie-t-il.
Changer de couleur ? « Un grand débat »
Comme Santé publique France, le chercheur a été poussé à modifier sa palette de couleurs en raison de la reprise virulente de l’épidémie, avec des nuances de rouge toujours plus écarlates, jusqu’à virer au noir. » C’est un grand débat, peut-on changer l’échelle de couleurs en cours de route ? », s’interroge-t-il. « Lorsque j’ai commencé, le rouge correspondait au seuil d’alerte, soit 50 nouveaux cas pour 100 000 habitants ». Fin octobre, des départements comme la Loire ou désormais la Savoie ont dépassé les 1 000. Au 6 novembre, tous les départements sont au-dessus de 50 (sauf la Guyane).
À la rentrée, l’épidémie reprend. Très parlantes, ces visualisations sont partagées par quelques célébrités du réseau social, comme le journaliste indépendant Vincent Glad (143 000 abonnés), pionnier de Twitter qui ne publie que sur la Covid depuis le printemps, ou Christian Drosten, virologiste allemand aux 528 000 abonnés.
Ses travaux sont repérés par de nombreux journalistes, pour être retweetés ou intégrés à des articles (dont parfois Rue89 Strasbourg). Le 25 septembre, même le ministre de la Santé, Olivier Veran, utilise une de ces cartes de chaleur, sur le taux de positivité, pour justifier la fermeture des bars et restaurants à Marseille.
Ses travaux ont aussi trouvé de l’écho auprès du Conseil scientifique dans ses rapports du 22 septembre et du 26 octobre. L’instance présidée par François Delfraissy, censée aiguiller le gouvernement dans ses décisions, l’a contacté par mail à plusieurs reprises pour utiliser ses représentations.
La culture des données ouvertes
Ce surplus de travail ne correspond-il pas à ce que devrait plutôt faire l’administration ? Non répond-il, en expliquant la culture des données ouvertes (open data) :
« Cela énerve des gens qui me suivent, mais pas moi. On ne me pique pas mon travail. Il est sous licence “creative commons”, ce qui veut dire que chacun peut réutiliser ces travaux en citant l’auteur. La culture des données ouvertes, c’est de mettre à disposition des données publiques, pour stimuler la créativité. Et Santé publique France joue le jeu. Il n’est jamais possible de tout faire par soi-même. Je préfère que l’administration utilise ce travail, plutôt que de repayer quelqu’un pour le refaire. »
Ses recherches font d’ailleurs l’objet d’un dialogue avec l’agence gouvernementale. « Santé publique France nous a proposé deux visios, avec d’autres utilisateurs qui font des publications sur Twitter comme moi. Ils ont répondu à nos questions, nous ont demandé quelles améliorations ils pouvaient faire dans leur publication de données, et nous ont expliqué leurs limites dues au respect de la vie privée. C’était passionnant ».
Autre enseignement pour cet utilisateur « de linux et d’outils gratuits en open source », c’est aussi « la limite des données ». Par exemple, si quelqu’un passe plusieurs tests tous négatifs, son résultat n’est décompté qu’une fois, ce qui peut amener à surestimer le taux de positivité. De même, les résultats des tests, qui sont généralement fournis 3 jours après le prélèvement des patients, peuvent mettre plus de temps à arriver en fonction des tensions dans les laboratoires. Il invite donc son audience à être prudente avec les toutes dernières données publiées..
En temps normal, le scientifique originaire de Lingolsheim poursuit des recherches sur l’intelligence artificielle. Par exemple, étudier le comportement de chirurgien à l’aide de capteurs présents dans les salles d’opération ou encore interpréter une observation de cellule faite au microscope. C’est la première fois qu’il travaille sur une épidémie.
Ses travaux sur le Covid-19 ne concernent pas (encore ?) sa recherche académique pour le moment. Il a en revanche réutilisé des jeux de données pour les transformer en exercice pour ses étudiants de l’École nationale supérieure d’ingénieurs Sud-Alsace (Ensisa). Et son activité sur Twitter chamboule totalement son rapport au temps : « On peut avoir une idée le matin, la coder l’après-midi et avoir des retours de chefs hospitaliers dès le soir. En recherche universitaire, ce processus peut prendre un an, voire un an et demi ».
En plein reconfinement, Germain Forestier est toujours aussi actif à côté des cours qu’il dispense, à distance. Son secret ? L’anticipation. « À la fin de l’été, je sentais qu’on aurait au moins une partie des enseignements à distance. Avec l’aval des responsables, j’ai passé 10 jours à préparer un maximum de cours en distanciel ».
Pour Germain Forestier, ce travail supplémentaire fait partie de son rôle dans la société. « La mission de chercheur comprend une vulgarisation des savoirs », rappelle celui qui a déjà participé à des événements pour le grand public comme la Fête de la Science.
La confrontation au grand public
Avec le recul, il remarque que la formation de la deuxième vague a été « très mécanique » depuis le mois d’août :
« D’abord, on a vu une hausse des cas positifs chez les 20-29 ans, puis ça s’est transmis dans les autres tranches d’âge, jusqu’aux plus de 65 ans, puis la hausse des hospitalisations, et désormais des réanimations et décès. »
Avec cette notoriété numérique, ce père de deux enfants en bas âge regrette de ne plus avoir « le temps de répondre à tout le monde ». Il se dit globalement peu confronté à l’agressivité des réseaux sociaux. « Ce sont surtout des encouragements et je retiens cela. Le côté universitaire donne une forme de crédibilité ».
Il reste néanmoins surpris par certaines réactions d’internautes :
« À chaque indicateur, il y a quelqu’un pour contrecarrer. Au début, on rétorque qu’on s’affole pour les jeunes qui ne sont pas malades. Puis que quand ça se transmet, qu’il n’y a personne dans les hôpitaux, quand les hospitalisations repartent, que désormais on guérit du Covid. Et quand il y a des morts, on rétorque que ce ne sont “que” des vieux… »
C’est peut-être ce sentiment qui l’a poussé à publier ce trait d’humour, quelques jours après notre rencontre.
« Hantise » de l’erreur et nouveaux projets
Le chercheur qui a « la hantise de se tromper dans une visu » s’est donné une ligne de conduite : « Je ne tweete aucune prédiction ». Sur son ordinateur, se trouve une « To do list » (choses à faire), avec pas moins de « 70 idées » de visualisations ou améliorations. Parmi celles-ci, croiser avec des données géographiques, comme le taux de pauvreté. « Il y a peut-être 1% du potentiel de données sur le Covid qui a été exploité », prévient-il.
Une de ses dernières créations, le 11 novembre, permet de comparer les déplacements des Français lors du premier et du deuxième confinement.
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