Des maisons anciennes et corps de fermes en cœur de village. Des allées larges et des pavillons cossus, en périphérie. Autour de la mairie, un petit marché, une église, un marchand de journaux, une boulangerie, une médiathèque. De l’autre côté de l’Altorf, la rivière qui traverse la bourgade, une banque et un supermarché Leclerc. Bienvenue à Duttlenheim, aux portes de l’Eurométropole. Un peu plus d’un an après les élections municipales de mars 2020, les 2 300 électeurs sont à nouveau appelés aux urnes dimanche 11 avril pour choisir leur maire.
Pourquoi revoter ? La faute à un tract virulent de dernière minute du maire sortant, Jean-Luc Ruch, jugé contraire au droit électoral (lire ici). « Ils avaient pourtant eu l’occasion de répondre sur Facebook », rumine encore Jean-Luc Ruch. De quoi mettre le village en ébullition ? Pas tout le monde.
« C’est lamentable », dit un promeneur, une canne à la main. « Je viens de recevoir un tract dans ma boîte aux lettres pour parler des absences d’une candidate. Il n’y avait pas mieux à faire avec une feuille A4 imprimée ? » Il se demande si ces « mesquineries » ne relèvent pas d’une énième querelle entre cœur de village et lotissements, « où beaucoup de gens sont venus pour construire car il y avait des opportunités ». « Moi, j’aimerais un toit sur le boulodrome et des toilettes à côté », dit l’homme âgé, longtemps investi dans la vie du club de basket. Même si « ça [l’]embête plus qu’autre chose », il pense voter dimanche, mais ne sait pas encore pour qui.
Devant le portail de sa maison, un commerçant d’une quarantaine d’années est encore moins concerné. « J’habite ici depuis 4/5 ans, mais je ne suis toujours pas inscrit sur les listes électorales du village », s’excuse-t-il presque, avant de partir avec un cabas à bord d’un véhicule 9 places.
L’incontournable contournement ouest, à l’origine des débats
Du côté des listes, les mêmes qu’en 2020, l’excitation est toute autre. Le challenger s’appelle Alexandre Denisty, cadre logistique de 60 ans et retraité depuis le 1er avril. Opposant depuis 2014, il avait échoué de 7 voix en mars 2020, contre 187 six ans plus tôt. Les 1 000 électeurs qui ne se sont pas déplacés en mars (52% de participation contre 73% la fois précédente), en plein embrasement de la pandémie en Alsace, ont sûrement le sort de l’élection entre leurs mains.
À l’instar de communes voisines impactées par l’autoroute du Grand contournement ouest (GCO), « Dutt’Autrement » présente une liste qui reproche à l’équipe sortante de ne pas avoir assez défendu la commune, en s’installant dans une négociation avec l’État et Vinci dès l’origine du projet autoroutier. Comme à Duppigheim et Ernolsheim-Bruche en 2020, Alexandre Denisty aimerait à son tour détrôner l’équipe actuelle. Et imagine déjà des coopérations :
« Avec Julien Haegy le maire de Duppigheim, on fera une campagne de relevé du bruit et de pollution le long du GCO. Et si les résultats sont mauvais, on demandera d’abaisser la vitesse à 90 km/heure sur cette portion. Je ne comprends toujours pas que le collège soit si près, on ne l’aurait pas mis là si l’autoroute avait déjà existé. On est aussi tous les deux inquiets par la station service, avec tout ce que ça peut apporter en bruit, nuisances, drogue ou stationnements sauvages, si elle est sous-dimensionnée. Il est hors de question qu’un mètre-carré de plus lui soit accordée, tout ça pour 12 emplois qui ne profiteront pas forcément aux habitants. Je préfère me battre pour l’usine Knorr qui concerne des familles d’ici. »
Un « poumon vert et un réaménagement des berges » en cœur de village font partie de ses principales propositions, ainsi que de promouvoir la « démocratie participative » avec un budget réservé, ou d’augmenter les moyens pour le périscolaire. Il ne revendique pas l’étiquette écologiste : « Je suis sensible à la cause, mais je pense que les solutions doivent d’abord convaincre avant d’être imposées ».
Devant le marché du mercredi matin, affiches sous le bras, le maire Jean-Luc Ruch raconte que la tonalité des débats a en effet changé dans ce « village apaisé, » avec les travaux du GCO :
« L’arrivée de zadistes en 2017 a conduit à radicaliser les choses soit pour, soit contre. L’opposition demandait à chaque séance qu’on prenne position. Je n’ai jamais demandé de retirer une banderole GCO Non-Merci, mais je disais aussi qu’il fallait militer pour d’autres projets, comme le tram-train. Notre rôle, c’est de protéger la population. Obtenir la suppression de l’autoroute n’était pas possible ».
Sa numéro 2, Florence Spielmann embraye : « Nous avons obtenu un mur anti-bruit et un rideau d’arbres ». Étiqueté « divers droite » en 2014 et « sans étiquette » en 2021, Jean-Luc Ruch a bien senti qu’il était de bon ton de donner quelques gages pour l’environnement :
« J’ai choisi de siéger en tant que vice-président du Pôle d’équilibre territorial et rural (PETR), plutôt qu’à la communauté de communes. Il faut poser les bases d’un Plan Climat : engager l’isolation des bâtiments privés et publics, un travail sur les mobilités ».
Dans son programme, figurent la baisse de l’éclairage public, l’interdiction du trafic de poids-lourds de transit, le développement de pistes cyclables, des plantations d’arbres et de haies. Celui qui promet que ce sera son dernier mandat – il aura 74 ans en 2026 – estime qu’il y a « encore des choses à faire ».
L’absence de PLU
Le cœur de la campagne n’est pas tant l’autoroute, mais le Plan local d’urbanisme (PLU). La commune n’en a pas adopté à temps en 2017. Elle est donc tombée dans le Règlement national d’urbanisme (RNU), la protection minimale en France. Un point de critique majeur d’Alexandre Denisty :
« Pourquoi le maire n’a pas travaillé assez vite, alors que d’autres communes y arrivent ? Il faut s’interroger sur ce manque, qui attire les promoteurs et leurs projets démesurés. On va avoir 160 logements en deux ans, là où le schéma de cohérence et territorial (SCOT) en préconise 90 en 10 ans. Notre priorité sera de fixer des obligations de stationnements, des limitations de hauteur, de zones constructibles et de jeux pour enfants. »
Réponse de Jean-Luch Ruch : c’est la faute de l’État. « Le contournement ouest a été inscrit seulement en 2018 dans les documents d’urbanisme. On n’a pas eu de délai supplémentaire. L’enquête publique qui devait commencer maintenant, se retrouve décalée à cause de cette nouvelle élection ». Il fustige ce règlement national « totalement libéral », auquel il est « très difficile de s’opposer » et qui « permet à tout promoteur de faire ce qu’il veut ».
Il assure néanmoins que depuis septembre 2020 « le futur PLU est opposable de manière transitoire » (par le biais d’une société publique), et qu’il a pu bloquer « deux ou trois projets ». Dans le futur document, il promet deux places de stationnement par logement, et « 10% en plus pour les invités », 40% de verdure sur les terrains et pas de « toits plats ».
Beaucoup plus de logements, mais pas tant d’habitants
Élu depuis 1983, maire depuis 2001, Jean-Luc Ruch regorge d’exemples pour dire à quel point les maires ne sont « pas considérés par l’État » et comment « le pouvoir s’est éloigné » : « En 20 ans, j’ai été reçu deux fois en préfecture, une fois sur le Grand Hamster et une fois sur le GCO ». Pratique aussi pour se défausser des sujets impopulaires. La station service du GCO ? « Je n’ai pas signé le permis de construire, c’est la préfète. Elle devait être vers Pfettisheim, mais le syndicat agricole très puissant de la confédération paysanne s’y est opposé et a obtenu ce déménagement. Cela nous a été imposé ».
À l’instar du nom de sa liste (« Ensemble pour l’avenir de Duttlenheim »), Jean-Luc Ruch estime que « l’avenir, c’est de permettre aux familles de rester ». Ce qui implique les constructions de ces dernières années :
« Duttlenheim est un village demandé, avec un centre de loisirs, des écoles, mais aussi un collège. Quand une famille s’installe, elle peut se projeter sur 15 ans pour la scolarité de ses enfants. Nous avons vendu 129 terrains communaux, des terrains à des prix 40% inférieur à ceux du privé pour que les jeunes puissent construire et rester. Pourtant entre 2010 et 2018, la population a augmenté seulement de 10 habitants, de 2 900 et 2 910 personnes ! Mais il y a plus de logements, car il y a plus de divorces. Quand les familles se séparent, les deux parents veulent rester ici puisque leurs enfants sont scolarisés. Et pour les habitants qui vieillissent, nous allons construire une résidence sénior intergénérationnelle avec 40 logements ! »
« Notre maison va perdre toute sa valeur »
À côté de la future résidence justement, Marie-Madeleine et Laurent Goepp sont installés depuis 52 ans. À la table de sa salle à manger, la Duttlenheimoise s’indigne de la méthode :
« Avant, nous avions une école maternelle sur un niveau, mais elle a été détruite en 2018 pour être déménagée à côté de l’école élémentaire. Jean-Luc Ruch m’a dit : vous serez consultés, vous verrez les plans. Il n’en a rien été et on va se retrouver avec une construction tout le long de notre maison, un bâtiment de 14 mètres de haut ! De plus, il y aura finalement des logements sociaux et la commune ne décidera pas qui habite. Je ne le remercie pas pour son cadeau. »
Elle ne digère pas que le permis de construire délivré à Alsace Habitat, bailleur social de la Collectivité européenne d’Alsace, date du 29 janvier. L’annulation de l’élection était confirmée par le Conseil d’État le 28 janvier et publiée sur le site internet de l’institution le soir-même.
Autre grief contre le maire : la volonté de classer leur jardin et leur verger, dont ils sont propriétaires, en « zone constructible ». « Si un promoteur veut faire un lotissement, nous serons expropriés. Nous n’aurons plus que la cour. Nous allons être enterrés et notre maison va perdre toute sa valeur. Si c’est pour vivre dans ces conditions, il n’y a plus de différence avec une cité en ville », s’alarme Marie-Madeleine Goepp. Son mari assène : « Cette histoire d’annuler tous les plans d’occupation des sols, pour rédiger de nouveaux PLU, ce n’est pas entièrement la faute du maire, mais c’est de la magouille organisée au sommet de l’État. Tout est permis et cela devient l’anarchie ».
Pourtant le couple l’assure, jusque-là le maire avait fait « de bonnes choses ». « Pour moi, il veut faire le mandat de trop. Beaucoup de gens lui en voulaient avec le GCO, il aurait du passer la main », juge Marie-Madeleine Goepp.
Sans hésitation, le couple votera pour la liste concurrente. « Tant que les personnes ne sont pas directement concernées par une décision, elles ne veulent pas de changement et ricanent des problèmes des autres », redoute Laurent Goepp. « Mais même s’il repasse, on ne compte pas le lâcher », promet son épouse. Aidé par un voisin, la famille a engagé un recours contre le permis de construire.
« Ce sont des terrains privés »
Jean-Luc Ruch a aussi ses défenseurs. À quelques dizaines de mètres de là, rue des Prés, un autre projet immobilier fait débat en raison du manque de stationnement. Devant son garage, Paul Buchmann prend la défense du maire : « On lui reproche l’absence de plan d’urbanisme, mais ce n’est pas entièrement sa faute. Et puis ce sont des terrains privés. La mairie ne peut pas intervenir sur tout et dans les choix des familles ».
Cet ancien responsable local du syndicat agricole de la FDSEA revotera Jean-Luc Ruch. Il faut dire que son fils de 41 ans figure sur la liste et a aussi pris la suite à la section locale de la FDSEA. « Quand on avait des demandes en tant qu’agriculteurs, il ne s’est pas opposé. C’est quelqu’un de compréhensif et attaché à l’esprit village », se satisfait l’exploitant retraité.
Sur le GCO, il défend la posture de la municipalité. « On a manifesté contre il y a plus de dix ans, mais au bout d’un moment il faut se mettre autour de la table, sinon l’administration fait ce qu’elle veut. La portion gratuite permet de mieux relier l’autoroute A4 à la zone d’activités et d’éviter du trafic dans le village ». Il remarque que l’aire de service contestée a été déplacée de l’autre côté de Duppigheim, « sur les plus mauvaises terres », le lendemain d’une autre manifestation, plus récente. L’autre liste ne l’inspire guère. « Monsieur Ruch est plus sensible à l’écologie qu’on ne le dit. Bien sûr qu’on ne peut pas détruire toute la nature, mais je crains qu’on ne tombe dans l’extrême ». Pour dimanche « ça peut basculer dans un sens comme dans l’autre, il devrait y avoir peu de différence avec l’an dernier ».
Une campagne sous restrictions sanitaires
Le scrutin a été organisé par la « délégation spéciale » de la préfecture qui administre la commune depuis le 2 février. Le protocole sanitaire sera très strict : les trois bureaux de vote sont répartis sur deux sites, contre un seul habituellement, des vitres en plexiglas seront installées, pas de tamponnage de la carte électorale, masque FFP2 pour celles et ceux qui tiennent le bureau de vote… Un public limité pourra assister au dépouillement à 18h, mais devra être rentré chez lui à 19h, couvre-feu oblige.
Cette campagne sous contraintes sanitaires perturbe peu les prétendants. Bien que les réunions publiques sont interdites, les candidats ont l’impression d’être identifiés. Les listes de 23 personnes et la taille modeste du village permettent de faire du porte-à-porte, de ne rater aucune boîte aux lettres pour distribuer les tracts, de répondre directement au téléphone ou aux mails. Ils ont aussi réactivé leurs pages Facebook (environ 400 et 500 « likes », soit 20% des électeurs). Les deux candidats se retrouvent finalement sur un point : pour les élections régionales prévues en juin, dans une région grande comme deux fois la Belgique, « il va falloir que les candidats innovent ».
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