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Pasteur Gérard, icône sociale absolue à Cronenbourg

Au quartier Cronenbourg-Cité, Gérard Haehnel est plus connu que la maire de Strasbourg. Jovial et charismatique, le vieux pasteur a quitté son petit village d’Alsace bossue pour prêcher près de la Cité nucléaire. Quarante ans plus tard, il reste incontournable dans le quartier.

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En bas de la paroisse protestante de Cronenbourg-Cité, une grande cour se partage entre deux groupes d’enfants. Une récré, deux ambiances. D’un côté, les footeux et les footeuses qui s’arrachent pour récupérer le ballon, dans un mélange de rires et de cris. De l’autre, les taiseux se regroupent religieusement autour d’un mini-golf. Assis en retrait sur une petite chaise d’école, Gérard Haehnel surveille en prenant le soleil.

« Haehnel », personne ou presque ne connaît ce nom dans le quartier. Mais lorsque l’on parle d’un « Gérard », tout le monde pense à lui. À son corps défendant, ou non, le pasteur est devenu une superstar dans le coin, un visage familier du quartier. Avec l’association dont il fut directeur pendant plusieurs décennies, « Les Disciples », sa paroisse devient également un réseau d’aide aux familles, d’accompagnement périscolaire et de loisirs, en plus d’actions de solidarités.

Arrivé quarante ans plus tôt à la Cité nucléaire pour un stage en faculté de théologie, Gérard Haehnel n’a plus quitté le quartier. « Tous les ans, je redouble », lance t-il en jetant un sourire furtif. « J’ai été touché par ce que j’ai vu en arrivant ici, alors je suis resté. Je voulais m’inscrire dans le temps ici, dans une histoire partagée. »

Prêcher dans la cité

Loin du panorama gris béton qu’offre les barres d’immeubles de Cronenbourg Ouest, Gérard Haehnel naît dans un petit village d’Alsace bossue, Ratzwiller. Moins de 250 habitants, à peine autant que dans une tour d’habitation. « Mon monde n’était pas si grand que ça », commente Gérard Haehnel. Comme une majorité des villages de ce bout des Vosges, Ratzwiller est très largement protestante. « Je crois qu’il y avait un type catholique, sur l’ensemble du village », se hasarde le pasteur.

La famille Haehnel possède une petite épicerie, que tiennent ses parents. Comme ses deux sœurs et son frère, le petit Gérard fait toute sa scolarité dans le secteur. « Je me souviens qu’on allait chez eux pour le téléphone, avant que ça se démocratise », atteste Roger Dambacher, un vieil ami de classe. « C’était un garçon sage, jamais turbulent. Il a été marqué très jeune par un accident, lors d’un jeu avec un Stoppelrevolver (pistolet à bouchon en alsacien, NDLR). » Alors qu’il n’a qu’une dizaine d’années, Gérard Haehnel perd la vue à l’œil droit.

En bas à droite, le jeune Gérard Haehnel avec sa fratrie.

Assez tôt dans sa vie, la foi occupe une place importante. « Déjà très jeune, il en parlait beaucoup. Vers 16 ou 17 ans, il avait créé un groupe de discussions entre jeunes. Il faisait des petites diapos et des illustrations pour parler de la vie de Jésus », se remémore Anita Dambacher, une ancienne du groupe. « Le Gérard que je connaissais à l’époque est le même qu’aujourd’hui. En plus de sa foi, il avait déjà une fibre pour le contact avec les jeunes. »

« Je vis avec les gens de l’immeuble, avec ceux du quartier. Et quand on vit proche des gens, on n’est pas vraiment seul. »

Gérard Haehnel

Quelques années plus tard, il obtient son bac, quitte le village et enseigne auprès de personnes déficientes auditivement. Sa fratrie s’éloigne aussi, puis son père décède quand il n’a qu’une vingtaine d’années. Finalement, sa mère quitte le bourg elle aussi et vend la maison de famille.

Pasteur social

« Pardon ! » Dans la cour, le cri enfantin interrompt la discussion. Un petit ballon en plastique rose roule mollement jusqu’aux baskets du prêtre. En le reprenant, l’enfant nous toise et hésite. « Gérard, je peux vous poser une question ? Vous… vous avez des enfants ? » Le pasteur a déjà sa réponse, toute christique : « J’ai 150 enfants, voire plus. C’est vous ma famille. » Trop polie pour insister, l’enfant part avec sa demi-réponse et son ballon. Un silence s’installe. « Ah… Vous aussi vous voulez savoir ? Je vis ici seul depuis quarante ans, dans une rue derrière la paroisse. Enfin, seul… Je vis avec les gens de l’immeuble, avec ceux du quartier. Et quand on vit proche des gens, on n’est pas vraiment seul. »

Lorsqu’il débarque en 1985 à Cronenbourg, Gérard Haehnel n’avait ni famille, ni ami dans le quartier. Après avoir repris des études en théologie, il vient faire un stage en paroisse pour valider son diplôme. « Moi j’avais mes petits plans, je souhaitais faire mon stage ailleurs. Ce sont les instances de l’Église qui ont voulu m’envoyer ici. Ils savaient que je venais de la campagne, ils voulaient me faire découvrir autre chose. » Avant cela, l’étudiant protestant n’était pas totalement étranger aux quartiers de Strasbourg.

Pour Gérard, la guitare est un outil pouvant servir au culte. Photo : Roni Gocer / Rue89 Strasbourg

Avec d’autres, il participait à des distributions de cadeaux dans différents secteurs défavorisés, comme le Neuhof, la Meinau ou l’Elsau. « Une fois au Neuhof, j’ai rencontré une personne qui m’a dit : « Vous venez ici comme au Zoo. » Ça m’a frappé, je peux comprendre pourquoi il disait ça. Finalement, à force de revenir, ils ont compris qu’on s’installait. » Durant son stage, Gérard monte avec une équipe d’amis – dont une partie vient d’Alsace bossue – l’association Les Disciples. Cette dernière devient un poumon dans la vie du quartier, assurant aux petits Cronenbourgeois des heures de soutien scolaire, des activités sportives ou ludiques et d’autres actions comme des camps d’été…

À la fin de son stage, Gérard doit partir. Depuis sa construction en 1968, la paroisse Cronenbourg-Cité a déjà son pasteur attitré à l’époque, André Ostertag. Mais contre toute attente, Les Disciples trouvent une solution pour permettre au stagiaire de rester : ils cotisent et lui payent un SMIC. La paroisse devient bicéphale, avec un pasteur pour le prêche, les sermons et les affaires cultuelles, et un pasteur pour l’associatif, le social, le quartier. Gérard vient de créer son poste.

Liturgie libre

Une paroisse bicéphale qui se traduit jusque dans l’architecture du lieu. En haut, la grande salle où se tient le culte est spacieuse, lumineuse, joliment ornée d’un vitrail coloré illustrant la descente du Saint-Esprit, et souvent déserte. En bas, c’est un monde inverse, un couloir exigu, des salles baignant dans l’obscurité, mais de la vie partout. C’est ici que l’association « Les Disciples » organise ses activités, comme l’aide aux devoirs.

La pièce dédiée au culte, où Gérard officie rarement.Photo : Roni Gocer / Rue89 Strasbourg

Dans un bureau étroit, Gérard s’installe avec sa guitare. Devant notre air étonné, le pasteur remue ses sourcils broussailleux. « J’en jouais déjà à l’époque, au village. Je suis toujours resté à un niveau basique, qui me permet de chanter avec les enfants ». Quand il prêche, il se risque à tout : guitare, chant, quelques tours de magie… Tout ce qui sert à capter l’attention des fidèles est bon à prendre. Au point d’avoir écrit « une centaine de chansons », glisse t-il d’un air négligé, en accordant l’instrument. « Parfois, j’écris des chansons de circonstance. Pour le décès brutal d’un jeune, j’avais écrit une chanson qui s’appelait ”Pourquoi ?” » Le pasteur remonte son coude, fait glisser ses doigts entre les frettes sur le manche de l’instrument. Sa voix se réveille.

« Avec mes ”pourquoi?”, Seigneur, je sais que je peux venir vers toi »

Extrait de la chanson « Pourquoi ? », Gérard Haehnel

Si, en principe, son église suit la liturgie luthérienne « classique », Gérard Haehnel n’hésite pas à s’en éloigner selon les circonstances, avoisinant une approche évangéliste plus libre. « On a une sensibilité évangélique, oui. Si le culte ne parle pas aux gens parce que les mots sont trop élevés, ce n’est pas la peine. Il faut utiliser des mots compréhensibles. » Le pasteur actuellement chargé du prêche au sein de la paroisse, James Cloyd, évoque un mélange plus large : « C’est un croisement de différentes influences, venant d’autres pays d’Europe ou d’Afrique. Tout dépend des personnes qui viennent ici et apportent leur culture. On s’adapte toujours : pour Noël, on peut chanter en malgache, en italien ou en albanais. »

Déjà à l’époque, la guitare n’était jamais très loin.

Depuis son arrivée dans le quartier, Gérard Haehnel cultive son côté polyglotte. En moins de deux minutes, il passe d’un « Güle güle » (« aurevoir » en turc) à quelques mots en arabe, puis en laotien. « C’est la vie de tous les jours qui m’intéresse et ça, il faut le traduire. De mon côté aussi, si la personne me parle en turc, je dois essayer de comprendre. »

Sanctification républicaine

Au bout d’un moment, l’engagement de Gérard Haehnel commence à se voir. Et à se faire savoir, jusqu’au centre-ville. En juin 2022, le pasteur enfile une veste et une cravate, et finit par recevoir dans son église un insigne de la Légion d’honneur. Le conseiller municipal d’opposition Jean-Philippe Maurer (Les Républicains), présent à la cérémonie, se souvient d’une salle comble et d’un public varié. « Il fait l’unanimité. Les majorités de droite ou de gauche passent, mais Gérard Haehnel reste incontournable dans le quartier. » Mêmes louanges de la part de Christelle Wieder, élue référente du quartier au sein de la majorité écologiste : « C’est incroyable ce qu’il a réussi à bâtir au fil des décennies. Des gens venant de toutes les générations parlent de Gérard, comme de quelqu’un leur ayant ouvert des horizons. »

« Les quartiers sont des volcans non éteints ».

Gérard Haehnel
Gérard habite lui-même le quartier de Cronenbourg depuis des décennies.Photo : Roni Gocer / Rue89 Strasbourg

Pour commenter ses lauriers, Gérard Haehnel n’est pas des plus bavards. Dès le début de nos entretiens, le pasteur reste d’ailleurs taiseux sur son statut au sein du quartier. Il n’est plus président de l’association, et ne veut pas être un porte-parole de Cronenbourg. « Il y a quelques mois, un journaliste de radio m’avait d’ailleurs demandé de commenter en quelques phrases la situation du quartier après les émeutes. J’ai refusé, pour ne pas rentrer dans les clichés. » Face à l’insistance du journaliste, qui l’implore de ne lui donner « rien qu’une phrase » pour son sujet, Gérard cède. « Je lui ai dit une phrase que je répète depuis longtemps : les quartiers sont des volcans non éteints. »

Et s’il n’était pas venu à Cronenbourg ? S’il n’était pas le pasteur d’une cité, mais celui d’un quartier riche, sa mission n’aurait-elle pas été plus simple ? « Je pourrais vous répondre ”oui”, mais je me garde de penser ça. Je pense qu’il y a des drames qui se jouent partout. Ici, il y a juste un concentré plus fort de tout. De gens, du chômage, de la misère. » Avant de préciser, dans un sourire : « Je n’ai pas choisi d’être ici parce que ce serait plus dur, je n’ai pas vieilli plus vite en vivant ici, c’est même l’inverse. Ici, je reste jeune. »


#Cronenbourg

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