Les entreprises d’aides à la personne peinent à recruter des auxiliaires de vie sociale, un métier complexe et payé au SMIC. Résultat, la qualité des soins se dégrade pour des personnes âgées et vulnérables.
Quand elle entre chez certains de ses patients, lors de sa tournée, Charlotte, une infirmière libérale anonymisée, s’attend au pire. Comme d’autres de ses collègues avec lesquels Rue89 Strasbourg a échangé, elle rencontre régulièrement des situations de négligence, voire de maltraitance de ses patients en perte d’autonomie ou vulnérables. Au moins une fois par mois, Charlotte, qui travaille à Strasbourg depuis vingt ans écrit aux proches de ses patients, pour les en informer:
« Bonsoir, est-ce que les douches sont encore d’actualité chez votre maman ? Ce matin, je lui ai fait une petite toilette au réveil et nous avons convenu ensemble qu’elle s’habillerait après la douche. Sauf que ce soir, elle est toujours en chemise de nuit, rien n’a bougé à la salle de bain, pas même un gant de toilette. »
Ce message, en date du 17 juin, fait partie d’une série de SMS envoyés, d’appels passés et de discussions menées entre l’infirmière et les familles de ses patients. « Ce soir à mon arrivée, votre maman n’a pas été douchée, l’assiette de midi trainait à la cuisine, à moitié mangée. Votre maman n’avait pas de chaussures, donc risque de chute important », décrivait-elle dernièrement, dans un SMS envoyé le 3 juillet 2024.
Ces situations devraient pourtant être réglées par les auxiliaires de vie sociale (AVS), qui interviennent au domicile des personnes très âgées ou en perte d’autonomie. Charlotte a multiplié les signalements aux services d’aides à domicile (SAAD) qui emploient les AVS. « Chez M. X, Entre lundi matin et lundi soir, rien ne bouge, pas même les miettes. Le frigo est toujours très sale aussi », écrivait-elle, le 25 juillet, dans un courriel. « Entretien du domicile pas fait », « aliments périmés dans le frigidaire », « client laissé seul pendant les courses ». Les mêmes sujets reviennent, dans les échanges entre infirmières et les entreprises, que Rue89 Strasbourg a pu consulter. Mais d’après les infirmières, une fois ces signalements faits, « rien ne bouge ».
Des emplois très précaires
Thierry Toussaint, gérant de l’Adhap, un petit service de soins à domicile strasbourgeois d’une vingtaine de salariés et de 120 clients, confirme avoir des difficultés à réagir face à ces signalements :
« C’est compliqué de contrôler nos travailleuses qui sont seules au domicile, chez des personnes qui ne peuvent pas toujours s’exprimer ou qui peuvent mal juger les gestes. Chez nous, les nouvelles recrues travaillent en doublure, et on pose des questions aux clients pour savoir comment se déroulent les visites. Mais je ne peux pas garantir que tout fonctionne à 100%. »
D’après le gérant, les situations de négligence peuvent s’expliquer par un « manque d’attention lors du recrutement » :
« En entretien d’embauche, la plupart des candidates veulent un emploi coûte que coûte, pour survivre ou garder un logement… Elles sont souvent dans des situations très précaires et comme le métier d’AVS est rapidement accessible, elles postulent. Mais toutes n’ont pas toutes pour motivation première le soin ou l’attention aux personnes âgées. »
Pour travailler dans un SAAD en tant qu’AVS, il est nécessaire de détenir un diplôme d’État d’accompagnant éducatif et social (DEAES), ou alors justifier de trois années d’expériences dans le secteur de l’aide aux personnes dépendantes, en tant qu’aide ménagère par exemple. Ce dernier métier ne nécessite pas de diplôme particulier.
Thierry Toussaint n’emploie « que des gens diplômés car c’est un métier difficile où il faut savoir comment déplacer des personnes par exemple. Mais c’est de plus en plus difficile à trouver. » Le gérant explique refuser régulièrement des clients, car n’arrive pas à recruter de nouvelles AVS :
« Cette année j’ai dû refuser trois fois plus de clients que l’année dernière. Par exemple, j’ai une dame qui a besoin de 75 heures de présence d’une AVS par mois. Mais au vu de mes effectifs, je ne suis pas en capacité d’y répondre. D’autres entreprises, où il y a beaucoup de turn-over, ne sont pas aussi regardants sur le personnel pour y répondre. »
À peine le SMIC au bout de 15 ans
« C’est un métier super, on aide les gens, le relationnel est très important », témoigne une AVS diplômée depuis dix-neuf ans, qui préfère rester anonyme. Ses tâches sont très variées : aide à la toilette, au coucher, aux repas, aux courses, balade, lecture, jeux, etc. En France, on compte 177 000 auxiliaires de vie à domicile, dont la plupart sont des femmes. Mais un poste sur cinq n’est pas pourvu et d’ici 2030, il faudra en recruter au moins 300 000 pour accompagner le vieillissement de la population.
« Le problème, c’est le salaire », regrette la quinquagénaire. Elle gagne 1 200€ nets par mois, pour un CDI à temps partiel de 32 heures dans un SAAD, ainsi que six heures qu’elle exerce en complément, directement auprès d’un client. D’après Vincent Jarousseau, journaliste et auteur du livre Les femmes du lien, les aides à domicile doivent attendre une quinzaine d’années pour percevoir l’équivalent d’un SMIC mensuel.
Les AVS sont rarement à temps plein mais elles commencent tôt le matin et terminent tard le soir. Elles ne peuvent pas faire plus d’heures, car le code du travail oblige les salariés à avoir une pause minium de 11 heures entre deux journées d’activité. « J’ai très peu de temps libre, explique notre AVS. Je travaille du mardi au vendredi, de 8h à 20h ou 22h, avec une longue pause méridienne, ainsi qu’un week-end sur deux. »
Le marché du soin à domicile étriqué
« C’est un métier qui a besoin de plus de reconnaissance, estime Thierry Toussaint. Forcément, j’aimerais pouvoir augmenter le salaire de mes employés, mais cela voudrait dire augmenter nos tarifs pour nos clients, ce qui n’est pas tenable. » À l’Adhap, le tarif horaire d’une prestation est de 32€, ce qui correspond au prix moyen sur le marché.
L’aide à domicile a été mise en place dans les années 1940, par des associations caritatives. Elle a été rémunérée à partir des années 1980, principalement par des associations, les CCAS (Centre communal d’action sociale), ou par l’emploi direct. Des entreprises privées, les SAAD, se sont intéressées à ce secteur dans les années 1990, le considérant comme lucratif. La libéralisation s’est parachevée en 2005 avec la loi Borloo pour la cohésion sociale, qui a incité créateurs et usagers à développer le secteur, par des exonérations de charges patronales et des réductions d’impôts.
Seulement, en se transformant en un marché où pour être performante, une entreprise doit présenter de faibles coûts, les prestations ont été considérées comme des services marchands, standardisées et interchangeables, ce qu’ont documenté les chercheuses Emmanuelle Puissant et Anne Le Roy. « Un coucher c’est trente minutes et ça coûte tant, explique l’AVS. Toutes les tâches sont recensées dans un tableau et le client paye pour cela. » Résultat, la relation humaine devient une relation marchande, ce qui vient ébranler le sens du travail des salariées. « Votre maman me dit qu’après avoir servi le repas, l’AVS est partie « faire une course », puis est revenue au bout d’une heure », écrit une infirmière dans un signalement daté du 3 juillet.
Signalements dans le vide
La Collectivité européenne d’Alsace (CeA) travaille avec les SAAD, car elle accorde à leurs clients de plus de 60 ans une allocation personnalisée d’autonomie (APA), pour les aider à financer l’intervention au domicile d’AVS. Une assistante sociale du Département se rend chez les clients, évaluent avec eux leurs besoins d’aide et les oriente ensuite vers un SAAD. Une infirmière libérale témoigne auprès de Rue89 Strasbourg avoir déjà contacté la CeA pour signaler directement à la collectivité certaines situations parmi les plus graves. Mais selon elle, « rien ne change. Ils ont déjà contacté une boîte, puis ils n’ont plus donné suite. Ils ne cherchent pas à aller plus loin. »
De son côté, la CeA indique avoir eu connaissance de 24 « évènements » à ce jour. Dans un message écrit, elle assure :
« Ces informations très diverses font toujours l’objet d’un traitement dans le respect du contradictoire. Selon la situation, la CeA exige que le service d’aide à domicile prenne les mesures nécessaires pour trouver des solutions pour la redresser. »
Au delà du Département, « ça se joue au niveau de l’État », estime François, un infirmier libéral. « La dépendance n’est pas assez prise en charge de manière globale par la société. » Dans son rapport de 2019, Dominique Libault, président du Haut-conseil au financement de la protection sociale, avait évalué les besoins de financement public supplémentaire à 9,2 milliards d’euros par an d’ici 2030 pour prendre en charge la dépendance. Des moyens « impossibles à déployer », selon l’ancien gouvernement. Une loi pour le « bien-vieillir a été adoptée le 8 avril, mais aucun budget n’a encore été défini.