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« Heineken s’est fait des couilles en or sur notre sueur et maintenant ils nous jettent »

Les ouvriers de l’usine Heineken, choqués par l’annonce de sa fermeture, ont fait grève ce 15 novembre. Devant la brasserie, dans leur diversité d’âge et de profession, beaucoup se sont confiés sur ce qu’ils ressentent alors que leurs emplois vont disparaître. Reportage.

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Mora est abattue. Cariste en CDI depuis cinq ans, elle n’en revient toujours pas de la brutalité de l’annonce de la fermeture de la brasserie Heineken et de la suppression de 220 postes à Schiltigheim en 2025. « Je ne m’attendais pas à une décision aussi radicale. Je pensais qu’on aurait juste une baisse de l’activité à la limite », souffle t-elle.

Les employés ont bloqué l’accès au site de production ce 15 novembre. Photo : Amélie Schaeffer / Rue89 Strasbourg / cc

Ce mardi 15 novembre, au lendemain de cette annonce, l’usine est à l’arrêt, bloquée par 80 salariés qui tiennent un piquet de grève. La plupart devaient commencer leur service à 5h du matin. D’autres viennent en solidarité, et prendront le relais dans l’après-midi. Mora, 37 ans, commence à réaliser les conséquences de cette décision :

« J’ai été intérimaire pendant 12 ans avant d’obtenir ce poste fixe. Il fallait toujours refaire ses preuves dans les nouvelles entreprises, prendre un nouveau rythme. J’étais souvent stressée, avec la pression de ne pas travailler assez, la peur de ne pas réussir à payer les factures. Là, j’ai enfin une situation plus confortable. J’habite à Cronenbourg, je viens à vélo, j’aime mon équipe, je gagne 1 800 euros nets. C’est dur de se dire que je vais certainement replonger dans ma vie d’avant, et avoir une baisse de revenu. »

Mora a peur de redevenir intérimaire après la fermeture de la brasserie. Photo : Amélie Schaeffer / Rue89 Strasbourg / cc

« Charlène de Heineken ne travaille pas la nuit ici »

En passant, des voitures klaxonnent pour montrer leur soutien. Vestes jaunes sur le dos, les ouvriers d’Heineken ont le regard grave aujourd’hui. David s’occupe de la maintenance des machines depuis 32 ans. Comme d’autres de sa génération, il a d’abord vécu la fermeture du site Fisher, qui appartenait aussi au groupe néerlandais Heineken, à quelques centaines de mètres :

« Ils se sont faits des couilles en or grâce à notre sueur. Nous on est presque des machines de l’usine. Charlène de Heineken ne travaille pas la nuit ici, mais elle a 15 milliards sur son compte. Et là, ils considèrent qu’on n’est pas assez rentables, ils nous jettent, parce que le site est vétuste, mais c’est voulu ça, ils n’ont pas investi pour rénover. Il y a de plus en plus de travail dans la maintenance je le vois bien. »

Après plus de trente ans chez Heineken, (de gauche à droite) David, Laurent et Thierry se rappellent avoir beaucoup donné pour leur entreprise. Photo : Amélie Schaeffer / Rue89 Strasbourg / cc

Laurent a aussi 31 années d’ancienneté : « C’est une grosse partie de ma vie, c’est sûr. » Certains mois, avec les nuits et les jours fériés travaillés, il gagne 2 500 euros nets, à 50 ans passés. Il craint de ne pas réussir à trouver d’emploi ensuite. « Un collègue a démissionné à 55 ans, il n’a plus été pris nulle part jusqu’à la retraite » se rappelle t-il. Pour Thierry, qui s’occupe du conditionnement depuis 30 ans, « ça va faire très bizarre de continuer pendant trois ans, tout en sachant qu’on va fermer ». Tous comptaient sur leur contrat à Heineken pour aller jusqu’à la retraite.

Devant la brasserie, les ouvriers d’Heineken discutent des conséquences de l’annonce de la fermeture de l’usine. Photo : Amélie Schaeffer / Rue89 Strasbourg / cc

Des conditions de travail difficiles

« Beaucoup d’entre nous ont des familles ou des prêts à payer. Perdre nos CDI, c’est voir arriver la crainte des difficultés financières. Forcément, après une vie de travail, on le prend mal », résume Didier Deregnaucourt. L’ouvrier de 57 ans et délégué du personnel pour la CGT, constate l’anxiété de certains de ces collègues :

« C’est un vrai coup de massue pour les anciens qui se rendent compte qu’ils sont censés continuer à travailler quelques années, et qui n’ont aucune idée de comment ils vont faire. Et on a beaucoup de jeunes qui sont bien dans la boîte aussi, qui se voyaient continuer. Là, on a dû les calmer parce qu’ils partaient sur des actions plus combattives. »

Didier Deregnaucourt de la CGT veut protéger ses collègues, notamment ceux qui approchent de la retraite. Photo : Amélie Schaeffer / Rue89 Strasbourg / cc

Didier Deregnaucourt espère, dans le meilleur des cas, annuler le processus de fermeture, mais il a peu d’espoir. « On va surtout négocier les indemnités pour qu’il n’y ait pas de problème de retraite », expose t-il. Les quelques gouttes de pluie qui tombent du ciel ne perturbent personne. « On est habitués à des conditions difficiles », lance Laurent. Le cariste alterne depuis des décennies entre les horaires de nuit, les journées qui commencent à 5h ou celles qui finissent à 21h : « C’est pas bon pour la santé, on le sait bien. »

« On donne beaucoup. Quand il y a des problèmes, on va très vite pour les régler. C’est notre conscience professionnelle », témoigne David. Un autre assume d’y aller « moins à fond, pour se préserver ». Les deux constatent qu’à la fin, ils sont dans « la même situation, alors à quoi bon ? »

Le sentiment d’injustice est palpable. Les 3,3 milliards d’euros de bénéfices nets de Heineken en 2021 passent mal. « On leur rapporte de l’argent avec cette usine, c’est un choix d’optimisation, c’est tout », estime David, amer.

Les salariés d’Heineken estiment être trahis par leur direction, qui décide de fermer le site de Schiltigheim malgré de gros bénéfices. Photo : Amélie Schaeffer / Rue89 Strasbourg / cc

Des jeunes employés très déçus

Valérian, lui, a 25 ans. Il aurait bien signé un CDI dans la brasserie à l’issue de son CDD en juillet 2023. « C’est compromis », reconnaît-il : « J’ai un bac+5 en génie industriel. J’aime travailler ici. Je loue un appartement. Je pensais essayer d’acheter un bien assez tôt, mais là ça ne sera pas possible. »

Manon avait choisi de faire son apprentissage en assurance qualité à Heineken en imaginant être embauchée à l’issue. Quant à Rebecca, elle est passionnée par son boulot à la brasserie. Son CDD court jusqu’à juillet 2023 :

« Je travaille sur le goût et l’odeur de la bière, c’est très intéressant. Dans l’idéal, je veux rester dans ce milieu. Mais pour ma génération, ça ne sera pas comme pour celle de mes parents. C’est un peu décourageant quand on voit que les entreprises pour lesquelles on aimerait bosser ferment les unes après les autres. Je viens de Schiltigheim, la cité des brasseurs. Mais quand Heineken sera fermé, il n’y aura plus aucune brasserie. »

Rebecca souhaite continuer à travailler dans une brasserie après la fermeture de son usine à Schiltigheim. Photo : Amélie Schaeffer / Rue89 Strasbourg / cc

De nombreux intérimaires sont présents aussi. Ils soutiennent la mobilisation et regrettent également la décision. Par exemple, Grégory, cariste, aime les missions pour Heineken : « Il y a une bonne ambiance et on est mieux payés que dans beaucoup d’entreprises, souvent plus de 2 300 euros nets. »

Grégory, intérimaire, travaille pour Heineken depuis quatre mois. Photo : Amélie Schaeffer / Rue89 Strasbourg / cc

Didier Deregnaucourt affirme que des discussions commenceront bientôt entre les représentants du personnel et la direction : « Nous serons exigeants, et nous saurons nous faire entendre si nous ne sommes pas satisfaits », prévient le délégué CGT. La grève doit durer 24h et s’arrêtera donc le 16 novembre à 5h, selon les syndicats.


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