On ignore souvent qu’une autre île Sainte-Hélène concurrence celle de Napoléon. Plus encore que cette concurrente s’étend sur quelques hectares à Strasbourg, déguisée en quartier calme et cossu, coincée entre l’Ill et l’Aar, l’un de ses rares bras encore valides.
Une île maraîchère et industrieuse avant 1870
Cette île (appelée Spitalgarten sur le plan de Strasbourg dressé en 1861, puis Heleneinsel dans les années 1880 – 1900) n’est progressivement urbanisée qu’après 1870. Sillonnée par de nombreux bras de l’Ill, elle est auparavant marécageuse, abritant jardins et propriétés agricoles, des chantiers navals à la sortie du port de Strasbourg (quais des Bateliers et des pêcheurs), puis une usine chimique entre 1809 et 1839, valant longtemps à l’actuelle courte rue Gustave-Klotz (qui part de l’avenue d’Alsace au niveau de la station service Agip) le nom de « rue du Vitriol ».
Avant le parc, un champ d’entrainement pour arquebusiers
Au Moyen-Âge et jusqu’au XVIIIème siècle, l’île jouxte un vaste terrain à proximité de la Porte des Juifs, longtemps appelé Schiessrain ou « champ de tir ». Il servait aux corporations strasbourgeoises de lieu d’entrainement à l’arquebuse et à l’arbalète. Vers 1760, il devient une « promenade » pour les citadins, plantée d’arbres (des tilleuls d’abord) par le marquis de Contades, commandant en chef des armées royales à Strasbourg.
En 1768, l’installation d’un casino en bordure de la promenade est envisagée, puis abandonnée, tandis que des maisons de campagne sont construites sur le pourtour. Des restaurants donnent également sur les allées arborées, tandis que des orchestres civils ou militaires jouent chaque fin de semaine dans le kiosque à musique.
Devenu parc du Contades d’après le nom du dit marquis, aujourd’hui enserré dans une zone densément urbanisée (la synagogue de la Paix date de 1958), il est séparé de l’Aar par les immeubles de la rue… des Arquebusiers.
Zorn et Mullenheim, deux familles nobles et rivales
Mais c’est au début du quai Zorn, ainsi nommé depuis 1881, que notre promenade commence. Ce quai démarre devant l’église protestante Saint-Paul (construite pour la garnison allemande entre 1892 et 1897) et porte le nom, comme son jumeau le quai Mullenheim, de l’une des plus anciennes familles patriciennes de Strasbourg.
Le site où se rejoignent les quais aux noms de ces deux familles rivales, dont les luttes ont provoqué une guerre civile à Strasbourg dans les années 1330, est jugé vers 1880 comme « le plus beau terrain de construction de la Neustadt ». Si spectaculaire qu’en venant de la vieille ville, Saint-Paul et son style néogothique s’imposent de toute la hauteur de leurs deux flèches de 76 mètres.
Avant l’annexion allemande, les deux quais, simples chemins de halage et lieux de chargement de bateaux, ne sont pas encore attachés au large pont d’Auvergne (Universitätsbrücke en 1881) qui complète aujourd’hui l’axe impérial, reliant la place de la République (Kaiserplatz) à celle de l’Université. L’île est reliée à la terre ferme, côté Ill, par le « pont des Ânes », passerelle en bois munie d’un pont levis.
L’île échappe au plan Conrath
Alors qu’après 1870, l’occupant allemand envisage de multiplier par trois la surface de Strasbourg, en rasant les fortifications Vauban et désenclavant la ville médiévale, des plans sont progressivement établis pour modeler cette Neustadt (nouvelle ville). C’est Jean-Geoffroy Conrath, architecte et urbaniste strasbourgeois, qui remporte le droit de dessiner les contours du nouveau Strasbourg. Sur l’île Sainte-Hélène, il envisage, comme dans le reste de la ville nouvelle, des axes rectilignes et des carrefours perpendiculaires, sur le modèle du travail réalisé à Paris par le baron Haussmann.
Dès 1880, les premières constructions s’élèvent dans la Neustadt, le mouvement s’accélérant dans les années 1890 et atteignant son paroxysme au tournant du siècle. Autour du secteur impérial et de la gare, les architectes respectent le plan originel d’extension. Mais à partir de 1987, un nouveau plan d’aménagement est mis à l’étude, plus respectueux du parcellaire existant. Le tracé envisagé pour l’île Sainte-Hélène, à peine urbanisée au tournant du siècle, sinon quelques maisons sur notre quai Zorn (exemple de la Villa Anna), reprend finalement celui des anciens chemins et parcelles agricoles.
Quartier calme et résidentiel, à l’éclectisme architectural
Dans le courant du XXème siècle, le quai se hérisse d’immeubles de rapport, conservant néanmoins son caractère bucolique et résidentiel. L’intérieur de l’île, lui, alterne constructions de la 1ère et de la seconde partie du XXème siècle, le long de rues et ruelles portant des noms de personnages et d’artistes liés à la cathédrale de Strasbourg. Dans le Dictionnaire historique des rues de Strasbourg (2012, Le Verger), l’on peut lire :
« Nous trouvons ainsi des noms d’architectes, de maître Erwin à Johann Knauth, d’Ulrich d’Ensinger à Gustave Klotz. La fille légendaire d’Erwin, Sabine, a également droit de cité. »
En remontant le quai Zorn, avant qu’il ne bute sur le boulevard Jacques-Preiss (avocat colmarien à la fin du XIXème siècle et défenseur de l’Alsace-Lorraine aux Alsaciens-Lorrains…), le promeneur peut encore apprécier, au coin des rues Schwilgué et Jean-Hultz, une statue représentant ce dernier, maître d’œuvre à la cathédrale entre 1419 et 1449, avec dans ses mains la flèche qu’il contribua à faire ériger.
Après la colonnade de la Protestation, l’Aar s’enfonce au Tivoli
Et puis l’Aar glisse sous le pont de la Protestation, dont le nom provient de la protestation des députés à l’Assemblée Nationale, réunie à Bordeaux en 1870, contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne. Ce pont est reconnaissable à la colonnade qui orne sa partie nord. Il est fameux également par le nom de son architecte, Fritz Beblo, également concepteur des Bains municipaux et des ponts des Vosges et des Quatre-Hommes (actuel pont J.F.-Kennedy).
Autour de ce pont, plusieurs bâtiments appartiennent ou ont appartenu au Diaconat Bethesda, installé à Strasbourg depuis le tournant des années 1880. Et notamment la maison de retraite (Ehpad) Bethesda, construite en 1985, et l’ancienne clinique reconvertie en 2011-2013 en logements et bureaux.
Après le pont de la Protestation, l’Aar s’enfonce dans un entrelacs de terrains privés, avant de réapparaître au droit de la rue Lauth. Il agrémente ensuite les jardins des résidences cossues du Tivoli, avant de longer la maison de la Région, enserrant le Wacken, et de rejoindre l’Ill après avoir croisé le canal de la Marne-au-Rhin. Aujourd’hui apprécié des kayakistes, l’Aar était autrefois un lieu de baignade. Des bains, fermés dans les années 1960, étaient au quartier du Contades ce que le Herrenwasser était à la Montagne Verte.
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