« Les enfants n’ont plus droit de jouer dans leur chambre. J’ai trop peur qu’ils chahutent, passent à travers le mur et tombent dans le vide. » Badia Raihani habite au 10 rue Couleaux, quartier Port-du-Rhin. Auparavant derrière ce « mur », il y avait l’hôtel Ibis, brûlé lors des émeutes de l’OTAN en 2009 et détruit l’année suivante. Et avec l’hôtel, le mur de pignon de son immeuble s’en est allé. Reste seulement une mince, très mince, cloison de brique : 4 cm. C’est le deuxième hiver durant lequel les trois enfants sont contraints de camper dans le salon, parce que dans leur chambre, il fait trop froid. Au plus fort de l’hiver, la pièce a été condamnée.
Les murs percés par les fixations des bâches
Autour des interrupteurs et des prises, le jour filtre. « Ce n’est pas un mur, c’est un morceau de gruyère », lâche Badia, écœurée. La tapisserie est percée en de multiples endroits de trous circulaires bien nets : l’œuvre des perceuses des Alpinistes du bâtiment. L’entreprise spécialisée dans les travaux en hauteur est intervenue en urgence à la demande du syndic, en automne 2010. Elle a installé sur la façade des bâches de plastique, couvert les canalisations et conduits dénudés. Une installation de fortune, du provisoire qui pourrait durer encore 4 ans. Le temps de la procédure judiciaire. Car la copropriété vient de décider de porter l’affaire devant les tribunaux. Objectif : que le propriétaire de l’Ibis, Sogesthimmo, prenne à sa charge la réfection du mur, estimée à 100 000 euros. Et alors seulement les travaux pourront commencer.
Deux expertises et pas de solution
Les habitants de l’immeuble auraient souhaité trouver une solution à l’amiable. Sogesthimmo a proposé de faire un crêpi quand on lui demandait de reconstruire un mur. « Nous avons eu quelques contacts avec un architecte de Sogesthimmo, mais jamais nous n’avons eu le privilège de dialoguer avec un interlocuteur à même de prendre des décisions », déplore l’agence qui gère le syndic du 10 rue Couleaux.
Deux experts sont venus constater les dégâts sur le terrain. L’un mandaté par la justice, l’autre par le syndic. Le premier a conclu que « le mur ne devait pas être abattu et serait remis en état par la partie adverse », explique René Hubsch, le président du conseil syndical de la copropriété. Le deuxième, un géomètre, « a rétabli les limites de terrain ». L’hôtel, construit en premier, empiétait de 26 cm sur la parcelle voisine. Un fait que reconnaît Sogesthimmo.
Mais pour le dirigeant de l’entreprise, Henri Helminger, « la faute vient de l’architecte de l’immeuble qui a adossé sa construction à l’hôtel et ce, sans un raccord dans les règles de l’art, qui en aurait fait un vrai mur mitoyen. La ville nous a mis la pression pour démolir l’édifice car il présentait un danger. A ce moment-là, on a découvert comme ces pauvres gens qu’il n’y avait pas d’isolation. »
Les habitants qui misaient sur les expertises pour faire avancer le dossier désespèrent. On se renvoie la balle, mais sur le terrain, rien ne bouge.
« On n’aurait jamais laissé un mur comme ça à la Robertsau ! », s’insurge Badia. La mère de famille perd son calme, elle qui paye 660€ de taxe d’habitation et 799€ de taxe foncière. « Je consacre la totalité de mon salaire (1200€) et une partie de celui de mon mari pour rembourser notre emprunt immobilier et tout ça pour avoir l’impression d’occuper un squatt ! Ca fait trois ans ! On a subi l’OTAN, abandonnés par les forces de l’ordre, après on nous a laissé pendant un an avec l’hôtel incendié, l’odeur nauséabonde de brûlé, les pilleurs. Puis sans prévenir, ils ont détruit, à l’arrache, sans même arroser. On avait de la poussière partout, c’était irrespirable ! Et maintenant, on doit se débrouiller avec un mur troué et dangereux ! Le sommet de l’OTAN, ici c’est au quotidien»
Les bâches claquent, les pigeons roucoulent, les enfants ne dorment plus
Les pompiers ont dû intervenir à de nombreuses reprises pour enlever les bâches. Avec le vent, elles se décrochent et fouettent violemment le mur. Le bruit est insupportable. Les portes de l’appartement claquent. Les enfants se réveillent en sursaut en pleine nuit et peinent le matin à se lever pour rejoindre l’école. Rayan, 8 ans, interrompt son coloriage « ça fait du froid, ça fait tic-tic-tic dans le mur ». « Les pigeons », explique sa mère. « On les entend roucouler, ils se nichent sous les bâches. »
Après les interventions des pompiers, il faut raccrocher les pans de plastique, voire les remplacer en cas de déchirure. « Et à chaque fois, à nos frais ! », s’étrangle-t-elle. En tout, le syndic a déjà déboursé près de 10.000€, entre la mise en place et la maintenance des bâches, l’expertise, l’avocat…
Aujourd’hui, tous n’ont qu’un seul nom à la bouche, celui de Philippe Bies, adjoint au quartier. La CUS est intéressée par le terrain autrefois occupé par Ibis. « Il nous a dit qu’il essaierait de faire quelque chose. Notre seule chance c’est qu’il conditionne le rachat au règlement du problème », affirme René Hubsch, représentant la copropriété.
Mais pour Philippe Bies, même si la «responsabilité » de Sogesthimmo ne fait aucun doute, il se dit pour autant « dans l’incapacité d’intervenir directement dans un contentieux privé ». D’autant que d’après le dirigeant de Sogesthimmo, « la ville a déjà fait une offre pour le terrain ». Et l’entreprise, de son côté, a mis la main sur un terrain au Bruckhof pour y ériger bientôt un hôtel Ibis flambant neuf.
Quant à Badia, elle s’est présentée au bureau ouvert par la ville tous les jeudis soirs afin « d’informer la population sur l’évolution soi-disant formidable du quartier ». « Le Port-du-Rhin est devenu la préoccupation n°1 de tous les politiciens, ils disent : on va faire, on va faire… Ils donnent des sommes astronomiques pour l’avenir et sont incapables de se saisir de l’urgence du présent ! »
Suite aux émeutes, 685 000€ ont été versés aux particuliers et professionnels du quartier en guise de réparation. Si les logements sociaux (76% de l’habitat à Port-Rhin) ont été rénovés, l’immeuble privé du 10 rue Couleaux n’a rien touché. Et depuis, Badia voit valser les millions. La CUS a affecté à la réhabilitation du quartier sur le long terme (tram, réaménagement, etc) une enveloppe de 120 millions d’euros, à laquelle s’ajoutent 14 M€ consentis par l’Etat.
« Quand on s’est installé il y a 10 ans, on y croyait, le quartier allait changer. Vivre à côté de l’Ibis était une fierté, confie Badia. Maintenant, on a envie de laisser tomber… » Vendre ? Pourquoi pas. Mais qui voudrait d’un appartement troué dans un immeuble bâché ?
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