Franz Schreker, l’artiste « dégénéré »
Si Der Ferne Klang n’a jamais connu de création scénique en France, ce n’est pas faute d’avoir connu un énorme succès lors de sa création à Vienne en 1912. Son jeune compositeur austro-hongrois, Franz Schreker, devient célèbre du jour au lendemain et se voit confier la direction du Conservatoire de Vienne, avant de connaître le succès en Allemagne, où il joue des coudes avec un certain Richard Strauss. Une autorité qui le mènera en 1920 jusqu’à la direction du Conservatoire de Berlin. Mais le tableau s’obscurcit avec la montée du national-socialisme. Ses origines juives et son esthétique ne sont pas au goût de ce qui deviendra la Kulturpolitik d’Hitler. Les milieux nationalistes et antisémites, scandalisés par le succès de Der Ferne Klang, commencent un travail de sape contre une œuvre qu’ils trouvent insupportable. Pensez ! On y représente un bordel, une femme toujours dans la transgression, un artiste indécis inutile à la société ! Le 1er juillet 1932, le couperet tombe : Schreker est chassé de son poste de directeur et exclu de l’Académie des Arts de Prusse. La situation est irrémédiable, l’artiste devient un « dégénéré ». Lorsqu’il décède en 1934, l’indifférence est générale. La stigmatisation a été rapide et efficace.
Succès d’une histoire d’échecs
Der Ferne Klang, Le Son lointain en français, représente pour Franz Schreker un travail de composition de dix ans. Et, chose rare, le compositeur est son propre librettiste, imprimant à l’histoire des traits autobiographiques. Considérée comme l’un des exemples de l’opéra impressionniste allemand, Le Son Lointain est un Roméo et Juliette de l’absolu, une histoire d’amour impossible qui tient moins aux oppressions extérieures qu’à la recherche vaine d’un idéal par l’artiste.
La pièce s’ouvre justement sur la séparation de deux amants, Fritz le compositeur (incarné par le ténor Will Hartmann) et Grete (joué par la soprano Helena Juntunen), sa jeune et innocente dulcinée. Fritz veut la laisser là, aux mains d’un père alcoolique et d’une mère austère, parce qu’il entend au plus profond de ses rêves un « son lointain », perfection de l’art qu’il souhaite atteindre. Sa quête le fait disparaître de la scène pour ne revenir qu’épisodiquement, tandis que Grete est celle qui reste, confrontée à la dureté du réel. La voilà, sorte de Gervaise au milieu de la misère, horrifiée: son père vient de jouer sa fille aux quilles, et il a perdu. Forcée de se marier, Grete préfère s’enfuir.
Nous basculons alors dans le conte. L’esthétique naturaliste laisse place au symbolisme, à l’onirisme. C’est le jour et la nuit, l’influence freudienne de l’inconscient et du rêve est palpable. Une vieille femme apparaît. Est-elle fée, est-elle sorcière ? Nous apprendrons par la suite qu’elle est une étrange maquerelle. Elle entraîne d’abord Grete à Venise, lagune de luxure où elle devient « la belle Greta », une cocotte adulée. Mais, comme la Cendrillon de Téléphone, la déchéance l’amène jusqu’au trottoir où elle n’est plus qu’une « putain ordinaire ». Courbée sous le poids de la triviale réalité, Grete s’oppose à son impalpable Fritz en quête d’impossible. A chaque acte ils se croisent, à chaque acte ils se ratent. Il y a l’Art et la Vie, mais comment les concilier ? Lorsqu’enfin Fritz trouve son Son Lointain – joué par un célesta, instrument tout à fait novateur à l’époque de Schreker puisqu’il n’a été inventé qu’en 1886 – et qu’il comprend qu’il n’est rien d’autre que le nom même de Grete, que cet idéal était l’amour, un être de chair et de sang, il est déjà trop tard.
Symboliste, pessimiste, Der Ferne Klang raconte avec brio une suite d’échecs. Ils y a ceux qui fuient l’âpre réalité, les alcooliques, les idéalistes, les rêveurs. Et ceux qui la heurtent de plein fouet, cocottes, ouvriers, femmes au foyer. Dans tous les cas pourtant, la vie les cabosse comme un coup rend un fruit blet.
Le pouvoir des décors
Entre symbolisme et thème éculé de l’Art contre la vie, la pièce aurait pu être traité sur le mode du kitsch. Stéphane Braunschweig, assisté d’Alexandre de Dardel, propose au contraire une scénographie éblouissante qui mérite, pour elle-même, le coup d’œil. Les costumes, et plus encore les décors, sont d’une incroyable intelligence parce qu’ils sont d’une extravagante simplicité. Un énorme mur de brique, et nous sommes dans l’oppression grise à la Zola. Des quilles géantes suffisent à dire et à superposer la forêt, le rêve, et l’angoisse qu’ils expriment tous deux. Une sorte de dune rouge à la matière molle et douce, c’est la luxure matérialisée où des hommes aux masques de poissons s’entourent de femmes pécheresses. Une gamme toujours en bichromie, comme l’Art et la Vie… La scénographie du Son Lointain trouve sa force dans sa sobriété, écho au « suggérer, voilà le rêve » de Mallarmé. Pas la peine d’en faire trop, le symbole parle de lui-même et glisse d’un acte à l’autre, brouillant les frontières entre rêve et réel.
Dans cette percutante mise en espace et en images, Grete nous amuse, nous touche, nous surprend, grâce à un jeu habile, nuancé. Face à elle, Fritz, monolithique, campe à merveille celui qui ne sera jamais vraiment là, parmi le concret, tout obsédé qu’il est de son utopie.
Trop en dire serait une faute, gâcherait le plaisir de décoder cet anti-conte. Être ou ne pas être sensible à l’art lyrique, telle n’est même pas la question. Le plaisir des yeux est égal à celui des oreilles. Voilà un songe qui
glisse avec fluidité. Une belle rencontre.
Y aller
Opéra de Strasbourg: 27 et 30 octobre à 20h, 21 octobre à 15h.
Filature de Mulhouse: 9 novembre à 20h, 11 novembre à 15h.
Durée: 3h environ avec deux entractes.
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