Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

L’ombre de la Russie planait sur le parti européen domicilié à Matzenheim

Entre 2012 et 2017, l’Alliance européenne des mouvements nationaux (AEMN) et sa fondation ont perçu plus de 2,5 millions d’euros du Parlement européen. Après avoir révélé les activités douteuses de cette formation politique, Rue89 Strasbourg en dévoile une autre facette : elle a aussi servi de caution institutionnelle pour des scrutins peu démocratiques…

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Un mandat au Parlement européen, le cœur en Russie. Au début des années 2010, Béla Kovács n’est qu’un simple eurodéputé. L’élu hongrois deviendra trois ans plus tard président de l’Alliance européenne des mouvements nationaux (AEMN), un parti européen domicilié à Matzenheim (Bas-Rhin) dont les activités ont permis de financer les mouvements identitaires au niveau national.

À l’automne 2011, son ancien collaborateur commence à douter de la probité de son employeur. L’assistant doit traduire un document sans lien avec les institutions européennes. Il ne se doute pas que l’élu sera surnommé « KGBéla » quelques années plus tard. Car aujourd’hui, Béla Kovács est soupçonné d’avoir travaillé pour les services de renseignement russes.

Un contrat : deux signataires accusés d’espionnage

Il s’agit d’un contrat entre le Jobbik, parti identitaire hongrois, et le Centre européen d’analyse géopolitique (ECGA), financé en partie par un système russe de blanchiment d’argent. L’accord doit permettre à l’ultra-droite magyare de bénéficier « de l’assistance nécessaire pour la région post-soviétique (analyse, documents, conseils et couverture médiatique, ndlr) ». En échange, le think-tank pro-russe « invite les membres du Jobbik, les députés européens et les experts à participer aux missions d’observation électorale » dans les pays de la Communauté des États indépendants (CEI), c’est-à-dire l’ex-URSS.

À la fin de l’accord, Bela Kovács et le Polonais Mateusz Piskorski, président de l’ECGA, sont désignés comme signataires. Aujourd’hui, les deux hommes sont accusés d’espionnage au profit de la Russie. À l’été 2018, les juges hongrois ont auditionné l’eurodéputé réélu en 2014, tandis que l’homme politique polonais se trouve derrière les barreaux depuis 2016.

Financées par le contribuable européen, l’Alliance européenne des mouvements nationaux (AEMN) et son président Béla Kovacs ont plutôt favorisé les intérêts russes. (Photo Robert Schmidt)

 

Mateusz Piskorski a longtemps dirigé le Centre européen d’analyse géopolitique (ECGA). Financé en partie par la Russie, ce think-tank a servi à organiser l’observation d’élections considérées comme non-démocratiques par l’Union européenne, l’ONU ou encore l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (Wikipedia)

Rue89 Strasbourg n’a pas pu accéder au contrat signé. Nos demandes d’interview auprès de Béla Kovács ont toutes été ignorées. Le Jobbik, son ancien parti, se refuse à tout commentaire sur ce document :

« Le Jobbik a mis fin à tout lien avec l’Alliance européenne des mouvements nationaux en février 2016, au moment où l’appartenance de Kovács au Jobbik a aussi pris fin. »

Des observateurs pour des scrutins controversés

Signé ou pas, l’accord semble avoir été appliqué. Le 2 novembre 2014, plusieurs membres de l’AEMN assistent aux élections dans les deux républiques séparatistes d’Ukraine devenues pro-russes, Donetsk et Lougansk. Une dizaine d’hommes politiques, membres de l’AEMN ou collaborateurs, sont venus servir d’observateurs « indépendants » dans les territoires sécessionnistes.

Ces élections n’étaient reconnues ni par l’Ukraine, ni l’Union européenne, ni les États-Unis, l’ONU ou l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Dans la République de Donetsk, jusqu’à la veille du scrutin, un seul candidat s’était présenté, avant d’être rejoint par deux concurrents factices. Jean-Luc Schaffhauser, conseiller municipal strasbourgeois et eurodéputé du Rassemblement national, a aussi fait le déplacement, comme l’avait révélé Rue89 Strasbourg.

Étude bidon et observation d’élections

Fabrizio Bertot, député européen de Forza Italia, fait partie du voyage. Affilié au Parti populaire européen (PPE), le grand parti de droite européen, il n’est pas membre de l’AEMN mais collaborera deux ans plus tard avec sa fondation affiliée, Identité et tradition européenne (ITE). Dans le premier volet de cette enquête, nous révélions le caractère frauduleux de l’étude commandée à cet homme politique italien aux frais du Parlement européen : le texte, de deux pages, n’était que le copié-collé d’un article de presse paru sur le site internet politico.eu. Ce type de rétribution a-t-il pu servir à récompenser le déplacement d’observation d’élections douteuses ? Sollicité, l’élu n’a pas donné suite à notre demande.

L’AEMN, ça marchait comment déjà ?

Vidéo par Guillaume Krempp

Favoriser la Russie, un intérêt supérieur

Déterminée à soutenir les intérêts russes sur la scène internationale, l’AEMN se brouille avec ses membres ukrainiens. En mars 2014, un député du parti Svoboda critiquait les « positions court-termistes et pro-russes de l’AEMN. » Sa formation ultranationaliste quitte l’alliance européenne dans la foulée.

Entre 2011 et 2014, des membres de l’AEMN participent à plusieurs reprises à la légitimation de scrutins en Russie et en Ukraine. En décembre 2011, Nick Griffin, eurodéputé identitaire britannique, a joué le rôle d’ « observateur » pour les élections législatives russes qui permettent à Vladimir Poutine de redevenir président, après 4 ans d’intérim par Dimitri Medvedev. L’élu européen affirme même que les élections sont « plus libres, mieux organisées et plus démocratiques que dans le système britannique. » La suite lui donnera tort puisque le scrutin s’avérera entaché d’irrégularités, ce qui provoquera plusieurs manifestations dans les grandes villes pendant les semaines suivantes

Une direction verrouillée

Accompagné d’autres hommes politiques de l’AEMN, Nick Griffin sert aussi de caution institutionnelle au référendum de mars 2014 en Ukraine, suite à l’annexion de la Crimée par la Russie. Quelques mois plus tôt, le parti européen, représenté cette fois par Bruno Gollnisch (Front National) et Valerio Cignetti (secrétaire général de l’AEMN), était invité par la commission du Parlement russe, chargée des droits de l’homme. D’après Anton Shekhovtsov, spécialiste des relations entre l’extrême-droite européenne et la Russie, l’objectif est « d’imiter les véritables pratiques démocratiques » :

« La présence de députés européens pour ces élections est importante pour le public russe. Elle n’a pas d’impact au niveau international. La Russie utilise l’observation internationale de ses élections pour imiter les bonnes pratiques. C’est comme si la Russie était un village Potemkine de la démocratie. Mais tout est faux. »

Sous la pression de Marine Le Pen, qui trouve les membres de l’AEMN trop radicaux, Bruno Gollnisch quitte la présidence du parti. Bela Kovács prend la tête de l’AEMN en 2013. Son assistant parlementaire, Valerio Cignetti, en devient secrétaire général et Nick Griffin obtient la vice-présidence. La direction du parti est ainsi verrouillée par des défenseurs des intérêts russes. Chacun a déjà participé à la légitimation de scrutins frauduleux ou d’élections non-reconnues par la communauté internationale.

Béla Kovács : mauvais élève au Parlement

Bon élève en Russie, Béla Kovács figure en revanche parmi les eurodéputés les plus inactifs de la législature 2014-2019, selon le classement de mepranking.eu. Ainsi, l’élu européen n’a posé qu’une seule question orale à la Commission européenne pendant tout son mandat. Elle concerne les investigations autour de l’attaque contre l’avion MH17 lors de son passage au-dessus de la région de Donetsk. Armée ukrainienne et séparatistes pro-russes s’accusent d’être responsables du crash. Béla Kovács, par ailleurs coprésident de la commission Russie-UE, s’inquiète de la classification de l’enquête par la Belgique, le Danemark et l’Ukraine.

En 2018, l’Institut international de la Presse (IPI) et le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias a lancé la bourse « Journalisme d’investigation pour l’Union Européenne ». Rue89 Strasbourg est l’un des premiers bénéficiaires de ce soutien à l’enquête européenne.

Le président de l’AEMN n’a participé qu’aux deux-tiers des sessions plénières à Strasbourg… L’un de ses anciens assistants parlementaires se souvient d’un eurodéputé « rarement présent, dont personne ne savait jamais où il était. » Suite à plusieurs alertes lancées auprès de l’Organisme de lutte anti-fraude (Olaf), des enquêteurs ont travaillé sur le cas Béla Kovacs.

Fraudes et financement suspect du Jobbik

L’institution se refuse à tout commentaire concernant les liens de l’eurodéputé avec la Russie puisque son procès en Hongrie continue. Mais l’enquête a déjà permis de révéler plusieurs cas de « stagiaires fictifs n’ayant jamais travaillé pour le parlement européen mais ayant reçu des salaires. » Le montant de la fraude est évalué à 16 000 euros.

Interrogé au sujet de l’activité de Béla Kovacs au Parlement européen, l’universitaire Anton Shekhovtsov livre sa pensée :

« Je pense que Béla Kovacs a des liens avec la Russie. Je crois que c’est lui qui a exercé une influence sur la politique étrangère du Jobbik. Avant qu’il n’intègre ce parti, le Jobbik n’avait pas de positions pro-russes. Mais il est arrivé et a donné beaucoup d’argent au parti, dont l’origine est toujours inconnue… »


#financement des partis

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