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Le Off d’Avignon d’une compagnie strasbourgeoise, côté coulisses

Les compagnies de théâtre se pressent au Festival Off d’Avignon, engageant de nombreux moyens, – parfois vitaux-, pour conquérir trois sortes de nouveaux publics. Le grand public bien sûr, à l’échelle nationale, la presse mais aussi et surtout les diffuseurs : ceux qui viennent « faire leur marché » en Avignon pour leurs saisons à venir. La Région Grand Est y a accompagné 14 compagnies en 2016, dont la strasbourgeoise Actémobazar.

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Un voyage de presse en Avignon, organisé par la Région Grand Est en présence du président Philippe Richert (LR) et Pascal Mangin, président de la commission Culture, permet à ceux-ci de présenter les orientations culturelles et artistiques du territoire. Des journalistes d’Alsace, de Lorraine et de Champagne-Ardennes y sont conviés.

L’opération vaut le détour, puisque la mutualisation que permet la nouvelle Région Grand Est de poursuivre un accompagnement des compagnies commencé de longue date par la Champagne-Ardenne : la location d’un petit théâtre, la Caserne des pompiers. Les 14 compagnies du nouvel ensemble régional y ont des créneaux de jeu désormais. Une aubaine car ce lieu est considéré, depuis longtemps, comme présentant des spectacles de qualité.

De l’importance du lieu de représentation en Avignon

Avoir un lieu est une aide inestimable pour les compagnies, car la location de ceux-ci coûte une fortune – la location de la Caserne des pompiers et son équipement coûtent environ 120 000 euros à la Région pour le mois du festival – , pour des conditions de jeu souvent précaires. Rythmes infernaux, représentations peu ou pas payées, tractage intensif, chaleur étourdissante malgré les pack à l’eau locaux : pourquoi les compagnies risquent-elles leur avenir pour aller investir Avignon pendant un mois?

Parce que c’est, apparemment, la seule façon de réussir à se faire « acheter » des représentations en dehors de son pré carré. Parce que c’est, sur le moyen terme, un pari sur le succès, – et donc la survie -, de la compagnie. Parce qu’un succès d’estime en Avignon peut ouvrir en grand les portes des réseaux de diffusion. Parce que c’est aussi, selon Delphine Crubézy, directrice de la compagnie Actémobazar : « un forum gigantesque autour du théâtre, un retour aux sources. »

Dans les rues d’Avignon, les affiches du Off (licence-creative-commons-Flickr-Photo Aurelian)

La Caserne des pompiers

Pour l’édition du festival d’Avignon Off 2016, 1092 compagnies présentent 1416 spectacles. Plus de 800 professionnels – hors médias – sont accrédités pour le festival : 800 acheteurs potentiels donc. La compétition est rude, et tout est fait pour retenir l’attention des spectateurs – les salles combles aident aussi à rassurer les diffuseurs et la presse : affiches, installations, sketchs bariolés dans la rue, mais surtout du tractage, et la possibilité de faire partie d’un programme.

La présentation des compagnies dans le programme officiel du festival Off se fait par lieux, plutôt que par genre. Un diffuseur confirme cette approche : « Avec l’expérience on apprend à organiser son marché sur le festival en fonction des lieux. » Delphine Crubézy confirme :

« La Caserne des pompiers est un lieu convivial, il y a un vrai hall d’accueil, on ne crève pas de chaleur… Et puis je m’étais renseignée auprès des programmateurs que je connais en leur demandant dans quels lieux ils vont lorsqu’ils viennent au festival – la Caserne faisait souvent partie de la liste. »

Un pari gagnant pour Actémobazar a priori, puisque la compagnie avait déjà reçu la visite de plus de 80 diffuseurs bien avant la fin du festival.

Un investissement, malgré les aides

Cependant, et même si le lieu est financé par la Région, venir y jouer demande un investissement en temps et même en argent. Il faut candidater, être sélectionné par un comité – « sur des critères artistiques, par des gens de la profession », précisent Pascal Mangin et Philippe Richert -, et puis investir encore un peu plus, comme le souligne Delphine Crubézy :

« Nous ne payons pas le créneau ici, mais on participe techniquement à tout l’aménagement de la Caserne. Notre régisseur est arrivé 10 jours avant pour ça, ce qui a un coût. Mais c’est incontestablement moins cher : pour une salle de cette qualité, avec cette jauge-là, on en aurait tout de suite pour 10 000 ou 12 000 euros pour un créneau. »

Il est à souligner cependant que la Région aide les compagnies sélectionnées par une subvention dédiée à leur présence en Avignon. En tout, cela représente environ 180 000 euros d’aide supplémentaire, en plus de la location du lieu. Ce qui n’a pas empêché la compagnie Actémobazar de faire appel à une plateforme de financement participatif pour réussir à boucler son budget avignonnais, dont le coût avoisine les 30 000 euros.

Delphine Crubézy à la Caserne des pompiers (Photo MB / Rue89 Strasbourg)

Plus d’un an de préparation

Aller en Avignon ne s’improvise pas : cela impose une forte organisation en amont, un budget conséquent, une vraie disponibilité. C’est un projet en soi. Pour la compagnie Actémobazar, le projet a été formulé en 2014 déjà. Il a fallu chercher de l’argent, mais aussi se préparer techniquement à une salle hors normes :

« Il a fallu adapter le décor. Stéphane [Wolffer], qui joue aussi dans le spectacle, a travaillé plus d’un mois pour adapter le dispositif de notre décor. L’objectif était de pouvoir le monter entièrement en une demi-heure et de démonter en 20 minutes. C’est une énorme contrainte, et c’est coûteux : on parle là d’un mois de travail à plein temps. »

Le bouche à oreilles et les programmes n’y suffisent pas, il faut aussi contacter des acheteurs possibles en amont, pour leur donner envie de venir consacrer une heure de leur temps minuté à cette représentation plutôt qu’une autre. Les diffuseurs voient en moyenne 6 spectacles par jour, et essaient de concentrer leur programme sur quelques jours seulement. Une personne de la compagnie Actémobazar s’attache donc à les convaincre depuis fin janvier 2016.

Voyager léger, avec des épaules solides

Le spectacle proposé par la compagnie Actémobazar, Alice pour le moment, est proche de ce que l’on pourrait appeler « une petite forme », même si le décor, subtil et assez magique, révèle une certaine complexité. Il y a deux personnes en scène, dont le régisseur. Les autres spectacles présentés à la Caserne des pompiers sont eux aussi plutôt « légers » en terme de nombre de personnes et de décors. Delphine Crubézy reviendrait-elle avec un spectacle plus « conséquent » en Avignon ?

« Oh non ! La compagnie n’a pas les épaules pour venir avec une équipe de 4 comédiens et 2 régisseurs comme sur le dernier spectacle. Même si j’adorerais ! Il ne faut pas mettre sa compagnie – et les gens qui y travaillent – en danger. Avignon peut être un lieu de véritables risques financiers, humains et artistiques. »

Philippe Richert et Pascal Mangin s’adressent à la fois à la presse et aux artistes (Photo MB / Rue89 Strasbourg)

Rassurer les artistes

Philippe Richert affirme que la culture est un « rempart contre la terreur », et partage de vives inquiétudes concernant la montée des populismes et des nationalismes en Europe lors de notre trajet commun vers la grande foire culturelle et artistique d’Avignon. Ce voyage est aussi l’occasion, pour lui et Pascal Mangin, de rassurer les artistes, ceux-là mêmes qui produisent la culture protectrice : même avec l’effet de « masse critique » que représente le nouveau territoire régional, ils affirment qu’ils seront présents avec la même énergie et le même budget qu’avant – ce qui représenterait 20 millions d’euros pour le spectacle vivant.

La construction des politiques culturelles, avec une plus grande participation des acteurs culturelles, est mise en avant à plusieurs occasions pendant le voyage de presse. On évoque un « conseil consultatif » dans lequel siègeraient des compagnies et des artistes de la région. Le fait d’aborder les questions culturelles de façon plus « transversales », c’est-à-dire en mettant vraiment la culture en cohésion avec d’autres aspects de la vie sociale, est elle aussi évoquée à plusieurs reprises.

« Alice pour le moment » de la Cie Actémobazar (Photo Kristina Valetta)

Pour vivre ensemble, apprendre à co-construire (en vrai)?

La débat glisse, petit à petit, jusqu’à l’évocation plus ambitieuse, par les artistes, de la possibilité d’une « co-gouvernance » des politiques culturelles. Cette idée est écartée tranquillement par Philippe Richert : « Bien sur au final le politique décidera. C’est notre job. » Qui ajoute, un brin paternel, la formule : « Plus on est grand, plus on doit être proche. » Lui et Pascal Mangin promettent une redéfinition des politiques culturelles, harmonisées à l’échelle du territoire, pour juin 2017 au plus tard.

En attendant, des spectacles comme Alice pour le moment posent des éclairages sur la façon que nous avons de vivre ensemble, en société, et sur les exilés – même si ces éclairages se limitent à ce jour aux salles obscures. C’est en tout cas l’ambition de Dephine Crubézy :

« Je suis d’une génération qui a connu les Boat-People. Ce texte, Alice pour le moment, m’a touchée car il prend les choses par le petit bout de la lorgnette, par des micro-événements qui décrivent la petite histoire dans la grande histoire. Ce que raconte Alice, tout le monde a pu le vivre à un moment ou à un autre. Si ce spectacle provoque de l’empathie, alors j’ai atteint mon but : ne plus regarder l’autre comme un étranger, mais comme un très proche de soi. »


#culture

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