Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

Pesant plus de 250 kg, Bruno erre pour trouver des soins adaptés

La prise en charge médicale d’une personne en situation d’obésité peut devenir un cauchemar, plus interminable encore pour celles atteintes d’obésité morbide comme c’est le cas de Bruno. Manque d’infrastructures, complications logistiques, « errance médicale »… Tant que l’urgence n’est pas déclarée, et sans parcours de soins intégré, c’est à lui de trouver le bon service capable de l’accueillir.

Cet article est en accès libre. Pour soutenir Rue89 Strasbourg, abonnez-vous.


« Là, mon corps est train de me lâcher », s’inquiète Bruno, au téléphone. Il se sent trop faible pour nous recevoir dans son appartement du nord de Strasbourg. Bruno est au stade 3 de l’obésité, ce qu’on appelle l’obésité morbide. Il pèse 258 kg. De services en réanimation, à la redirection vers un service hospitalier sans matériel adapté pour lui, jusqu’à devoir faire ses recherches lui-même pour passer un examen… Depuis deux ans, l’homme âgé de 54 ans subit un parcours sans fin et souffre toujours : il ne peut rester plus d’une heure assis. La même durée qu’il faut à son corps, ankylosé, pour changer de position.

« Je ne pensais pas avoir de problème », explique Bruno, qui a toujours eu tendance à être en surpoids, un sujet tabou lorsqu’il était enfant ou adolescent. Adulte, son poids a continué d’augmenter. « Mon médecin me voyait, mais il ne me disait jamais rien. Je pensais que c’était génétique et que ça allait ». En 2019, il atteint 291 kg.

« Il n’y a pas de place, c’est à prendre ou à laisser »

Un matin, il n’arrive plus à respirer. Il doit être emmené de toute urgence dans un service de réanimation mais son transport nécessite une ambulance bariatrique, c’est à dire adaptée aux personnes obèses. Il n’y en a qu’une dans le Bas-Rhin et deux dans le Haut-Rhin. À ce moment-là, Bruno pouvait encore atteindre le brancard, sans qu’une équipe de plusieurs soignants n’ait besoin de le soulever. Au service de réanimation du NHC de Strasbourg, pour que le sang circule, il ne peut rester couché mais impossible de s’asseoir, le lit qu’on lui a confié est trop petit. Une vingtaine de personnes l’aide à s’asseoir sur un fauteuil, pas adapté. Il tombe.

« J’ai répété plusieurs fois « je vais tomber, je glisse ». Et quand je suis tombé par terre, j’ai hurlé de douleur… Ils m’ont regardé et m’ont dit qu’ils allaient finalement accepter d’acheminer mon propre lit dans la chambre. J’ai compris que c’était à condition que je ne dise rien. »

En sortant, il est orienté vers un autre service, au CHU de Hautepierre, mais pour obtenir une chambre adéquate, il doit attendre. Il est renvoyé chez lui. Une machine l’aide à respirer dans son appartement, mais le masque est trop petit. Sa chambre ne se libèrera que 4 mois plus tard, en juillet 2019. À son arrivée au Centre spécialisé d’obésité (CSO), le service du CHU ne peut lui proposer qu’un lit de 90 cm de large, et il ne peut accéder à la salle de bain dans sa chambre. « On m’a dit que les deux lits adaptés étaient occupés et que c’était à prendre ou à laisser ». Bruno ne reste pas.

De retour dans son appartement, il téléconsulte et apprend qu’il doit faire, en complément d’un bilan hormonal, un scanner :

« J’ai cherché pendant deux mois un scanner à champ ouvert, adapté à mon poids. Je suis tombé sur une clinique équestre qui en possède un, après avoir vu sur des forums que ça se faisait, mais il était trop loin pour que la Sécurité sociale couvre mes frais de déplacement, il y a une limite de 500 km. J’ai même cherché dans des zoos. Avec ma femme, on était désespérés. Ça fait deux ans que je dois faire le boulot du médecin. »

Finalement, il est adressé par une connaissance vers l’hôpital de Haguenau, où il est possible de réaliser un scanner à champ ouvert avec une table capable de supporter jusqu’à 300 kg. En juillet 2020, le scanner détecte une tache dans l’hypophyse, mais l’image n’est pas assez précise. Il lui faut dorénavant réaliser une Image à résonnance magnétique (IRM).

Bruno, 54 ans, 258 kg, chez lui Photo : document remis

« Il existe des solutions »

En France, les IRM ne permettent pas d’accueillir des patients de plus de 250 kg. Bruno doit donc perdre plus de 40 kg. Il engage à ses frais une nutritionniste et recherche lui-même un établissement « vraiment adapté » à son poids, c’est à dire en capacité de l’accueillir. Problème : « plus je perds du poids, moins mon corps accepte. » Bruno est angoissé, et craint de ne pas tenir le rythme jusqu’au rendez-vous, prévu en juillet, notamment à cause de la chaleur. En outre, il doit retrouver une force musculaire suffisante pour réussir à marcher jusqu’au brancard car cet équipement, adapté à son poids, ne passe pas dans l’ascenseur.

Depuis deux ans et demi, Bruno ne reçoit plus personne chez lui, en raison des risques liés au covid-19. « J’ai presque oublié à quoi ressemble une forêt, » dit-il. Sans protocole d’hospitalisation à domicile, parce que trop chère, c’est sur sa femme, épuisée, qu’il compte en permanence :

« Les cas comme moi sont rares mais ça existe. Il y a des solutions mais c’est un parcours du combattant. Il faut être bien accroché. On n’est pas préparé psychologiquement. La moindre complication entraîne d’autres complications. Je dois sans cesse choisir entre le moindre mal : avoir moins mal aux fesses ou moins mal au ventre dans telle ou telle position. »

Bruno, 54 ans, 258 kg, chez lui Photo : doc remis

Il arrive que des personnes soient dirigées vers des cliniques vétérinaires

« Des malades de plus de 200 kg, on en a un ou deux par an et généralement on les connaît », explique le Pr Didier Mutter, chef du service de chirurgie digestive et endocrinienne du NHC de Strasbourg, un centre spécialisé d’obésité homologué parmi les 37 en France. On y retrouve une table d’opération conçue qui peut supporter jusqu’à 300 kg et deux lits « super-obèses » :

« C’est possible qu’en période de pandémie de covid-19, ces deux lits soient pris, alors en cas de besoin, je mets deux lits l’un à côté de l’autre, que je sangle. »

Mais malgré son homologation, son service ne propose pas d’IRM à champ ouvert. Il détaille :

« L’obtention des IRM se fait par autorisation de l’Agence régionale de santé (ARS) qui essaie de répondre aux besoins de la population. Une IRM qui coûte 1 million et demi d’euros et pour être rentable, doit permettre 2 500 à 3 000 examens par an. C’est un problème de santé publique en France : jusqu’où l’État doit-il financer des besoins individuels ? »

Mais les besoins sont difficiles à évaluer car le nombre de personnes souffrant de leur obésité est délicat à évaluer. Au delà des obésités morbides, il y a les « super-obèses » ou « obésités massives, » dont l’indice de masse corporelle (IMC) dépasse 50 voire 60, qui ne sont pas recensées :

« Il serait discriminant de recenser au kilo. Même dans ma gestion du service, je ne peux pas extraire une liste de patients avec en regard leur poids. C’est le paradoxe du système français et de la protection des données, je ne peux pas savoir s’il y a une augmentation du nombre de super obèses ou pas. J’ai l’impression que ça infléchit un peu, mais d’un autre côté, les personnes obèses se cachent de moins en moins et commencent à sortir de chez elles, grâce à la médiatisation de solutions. »

En outre, même si Didier Mutter rappelle l’obligation de prise en charge du service public, il reconnaît ses limites :

« Quand c’est vraiment indispensable, on passe par l’école vétérinaire de France de Maisons-Alfort. Et si c’est vraiment urgent d’opérer, on se contente du scanner. Mais il faut vraiment qu’il y ait une urgence, parce qu’on n’a pas toujours tout le matériel d’opération adapté. Une infection dans 20 cm de graisse, ça ne se guérit pas. »

« Parfois mes patients en sont à leur deuxième ou troisième parcours parce qu’ils ont été mal orientés »

Il est déjà compliqué de se faire soigner compte tenu des infrastructures peu adaptées ou pas assez, mais le parcours de soins se complexifie encore lorsque le parcours se morcelle, par manque de suivi et de services disponibles. Par exemple, le traitement de l’obésité n’est qu’une spécialité en médecine, tous les soignants ne sont donc pas formés à la prendre en charge, comme l’explique le Pr Mutter :

« C’est une spécialité qui intéresse peu. Il y a à certains endroits des errances infinies parce qu’il n’y a pas de prise en charge possible. Les hôpitaux n’ont pas d’obligation de proposer des services adaptés. De même que peu de médecins libéraux vont vouloir s’équiper, alors que la prise en charge est facturée au même montant. »

Il faut alors compter sur une bonne orientation pour enfin arriver à trouver le bon service :

« Parfois mes patients en sont à leur deuxième ou troisième parcours parce qu’ils ont été mal orientés au départ. Ça peut durer longtemps. Et puis, il y aussi des malades qui ont été récusés dans un centre à cause d’un manque de compétences, de personnels ou même de motivation, étant donné que ce sont des patients qui consomment énormément de moyens… »

Pour régler ces risques de sorties de soins et d’errance médicale, une feuille de route gouvernementale 2019-2022, coécrite avec le CNAO (Collectif National d’Associations d’Obèses), demande à favoriser des « parcours intégrés » pour une prise en charge globale du patient. Ils visent plus de coordination entre les CSO avec un dossier médical partagé. Il pourrait permettre au patient d’avoir accès à toutes les composantes de soins, orienter vers le bon service avec une équipe polyvalente. Le gouvernement souhaite également que les assurances maladie et les transporteurs privés négocient une convention car, en absence d’ambulances bariatriques disponibles, le malade se voit parfois obligé de payer ses déplacements, sans remboursement.


#Santé

Activez les notifications pour être alerté des nouveaux articles publiés en lien avec ce sujet.

Voir tous les articles

Autres mots-clés :

Partager
Plus d'options
Quitter la version mobile