« C’est la guerre des masques ! Un masque pour tous pour nos héros ! Rejoignez-nous. » Cet intitulé au ton accrocheur est l’objet d’un e-mail envoyé largement, notamment en Alsace, le 7 avril par Jacques Bilde. Dans le corps du message, le patron de Centrakor Alsace, qui importe du mobilier de décoration, invite sa liste de contacts à se rassembler « pour massifier [les] commandes » et ainsi prévoir « la protection actuelle et à venir [des] salariés pour la reprise [des] activités économiques et le déconfinement ! »
En pièce jointe, un bon de commande répertorie les différents articles disponibles et leur prix estimé, hors taxes. Il faut compter entre 0,60 et 0,75 euros pour un masque chirurgical à usage unique, de 1,90 à 2,60€ pour un masque FFP2 et 9,90€ pour une visière de protection.
Enfin dans un encadré intitulé « commentaires », il est rappelé que « le partenaire adhérent de la chaîne de solidarité s’engage à livrer obligatoirement un pourcentage de sa commande sous forme de dons aux soignants ». Une condition impérative à respecter pour l’entrepreneur alsacien :
« Nous avons créé ce collectif pour équiper les soignants de deuxième ligne, c’est-à-dire les infirmières libérales, les docteurs de ville et de campagne, les petits Ehpad. Pour ce personnel, il n’y a toujours pas assez de masques. »
Jacques Bilde a joint au mail une attestation faisant état d’un premier don de 1 800 masques aux Hôpitaux universitaires de Strasbourg (900 pour le Nouvel hôpital civil et 900 pour Hautepierre). Avec son fils Christophe, ils se considèrent comme le « premier maillon de la chaîne de solidarité », baptisée depuis Centramasques Autrement dit, grâce à ses contacts en Chine et à Singapour, l’entrepreneur est celui qui a permis l’importation de masques en Alsace.
« Il faudrait être solidaire du business de son fils ? »
Ce qui alertera Matthieu (le prénom a été changé), un juriste qui a contacté la rédaction de Rue89 Strasbourg, c’est l’utilisation de « couleurs agressives » et le choix d’une typographie grasse pour faire ressortir le texte. Il détaille son intuition :
« L’utilisation du rouge dans un paragraphe pour évoquer la mort des gens, du noir pour parler de pénurie… Pour moi, c’est un message très marketé qui met un vrai coup de stress. On sait que [Jacques Bilde] est un industriel et que son fils pilote une usine en Chine, donc forcément ça pose question ! Si je résume, on a l’impression qu’il veut que nous soyons solidaires pour qu’il fasse du business. »
Le profil LinkedIn de Christophe Bilde indique en effet qu’il est l’actuel CEO (« chief executive officer », P-DG en français) de l’usine China New Product Factory (CNPF) basée à Canton, dans le Sud-Ouest du pays.
Des commandes de 12 à 14 millions de masques
Contacté, Jacques Bilde a assuré que l’usine CNPF dirigée par son fils ne fabrique pas de masques : « C’est une société de contrôle qualité, de sourcing [trouver des fournisseurs] et de shipping [livraison]. » Il a certifié en outre, que ni lui, ni son fils n’avaient « perçu de commission » :
« L’épouse de mon fils est chinoise et dispose d’une solide réputation auprès de donneurs d’ordres européens majeurs. La société CNPF est l’interface indispensable entre les usines de fabrication en Chine et les entreprises d’importation européennes. »
En recherchant le nom de l’entreprise sur un moteur de recherche, plusieurs occurrences renvoient à une compagnie qui conçoit de la décoration d’intérieur, de Noël et de jardin. Mais en aucun cas à une production de matériel de protection à destination des soignants.
Pour le chef d’entreprise alsacien, l’opération Centramasques est suffisamment transparente :
« Vous pouvez regarder sur les réseaux sociaux, nous n’avons que des remontées positives. C’est malhonnête de penser que notre démarche puisse être intéressée. Depuis le 15 mars, j’ai visité beaucoup d’hôpitaux et de cliniques de la région et j’ai vu à quel point il était difficile de se procurer des masques. On avait besoin d’une commande d’un million de masques pour pouvoir être pris en compte en Chine entre d’autres qui atteignent 12 ou 14 millions d’unités, c’est pourquoi j’ai cherché à regrouper les commandes. Mon fils a servi d’intermédiaire grâce à son réseau professionnel là-bas. C’est comme ça qu’il a pu négocier des créneaux de fabrication. »
Au 19 mai, quelque 80 entreprises se sont jointes à Centrakor Alsace pour commander ces masques chinois. Le cap d’un million de masques a été atteint. Quant à Jacques Bilde, il a annoncé avoir livré 20 000 masques de Centrakor Alsace « à plus de 450 soignants de Mulhouse et Wissembourg ».
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