L’histoire se répète : un conducteur vivant en banlieue fuit un contrôle, le gendarme dégaine, tire et tue. Le 19 mars 2004 sur l’autoroute A35 près de Colmar, Hassan Jabiri, un Marocain de 33 ans vivant au Neuhof, meurt ainsi durant un contrôle routier. Après s’être arrêté sur le côté et avoir posé les mains sur le capot, il aurait eu un mouvement de recul, jure le gendarme, qui aurait paniqué et pressé la détente.
Le coup est fatal, une balle dans la tête. Sa famille s’effondre. Une marche blanche s’organise rapidement au Neuhof autour d’eux. Suivent plusieurs soirs d’émeutes, des voitures brûlées par dizaines. Le poste de police est pris pour cible. D’autres quartiers s’embrasent dans la foulée, à Cronenbourg, à Hautepierre, ou au Marais à Schiltigheim.
Presque vingt ans plus tard, le 27 juin 2023, à 500 kilomètres de là, à Nanterre, Nahel Merzouk est abattu dans la voiture qu’il conduit suite à un refus d’obtempérer. Deux fois moins âgé qu’Hassan Jabiri, la mort de l’adolescent franco-algérien indigne et provoque une série d’émeutes à travers le pays, dont Strasbourg. Au Neuhof, le sentiment de déjà-vu écœure le quartier et ravive d’anciennes brûlures.
« On était sidéré »
Six jours après la mort de Nahel, et après trois soirs d’émeutes en ville, le Neuhof paraît presque paisible. De loin. Si l’on regarde mieux, les stigmates des dernières nuits sautent aux yeux : entre les poubelles cramées, les cratères et les carcasses d’autos calcinées, les indices ne manquent pas. Seul au milieu du quartier, le centre socio-culturel du Neuhof semble intact.
Malgré les gros titres et les vidéos chocs qui tournent sur Twitter, le directeur Khechab Khoutir semble imperturbable. Mais pas insensible à l’actualité. « C’est presque plus choquant qu’à l’époque, on se dit « merde, on est en 2023″, et rien n’a changé. Pire, ça a empiré. » Derrière son sourire crispé, le quinqua paraît fatigué. Déjà directeur en 1996, il a organisé avec d’autres la marche blanche pour Hassan Jabiri en 2004. 800 personnes avaient défilé, d’après Libération et les Dernières nouvelles d’Alsace. D’une voix éraflée, il raconte le sentiment du quartier à l’époque :
« Évidemment, on était sidéré. On comprend pas comment c’est possible, comment le coup peut partir comme ça, d’un gendarme expérimenté. Derrière, on a un déficit d’explication, qu’on vit comme une tentative de manipuler la vérité. On retrouve ça à nouveau avec Nahel, sauf que cette fois on a une vidéo. Ces mensonges, ça énerve encore plus, ça renforce le sentiment qu’il y a un “nous” contre “eux”. »
Tout proche du CSC, s’étire la rue Jean Mermoz, où vivait la famille d’Hassan Jabiri. Elizabeth, une voisine, se souvient de leur détresse : « La famille était dévastée. Dans le quartier, ça avait bougé pour eux. Je saurais pas dire si c’était plus ou moins important qu’aujourd’hui avec Nahel. »
« Tout le quartier était solidaire »
En 2004, lorsque la nouvelle de la mort d’Hassan tombe, la crispation enclenche des réactions vives. À la nuit tombée, les feux se propagent dans plusieurs quartiers. À l’autre bout de la ville, près de la cité nucléaire à Cronenbourg, Les Dernières nouvelles d’Alsace mentionne les trois premières voitures incendiées, dès 19h30. Dans ce quartier de l’ouest strasbourgeois, la colère couvait déjà depuis le suicide la semaine précédente d’un jeune de 20 ans, en détention provisoire.
Au Neuhof aussi, des groupes de jeunes démarrent aussi très vite des feux dans le quartier, de poubelles ou de voitures. « Je me souviens, c’était le bordel, tout brûlait », jette Lionel dans la discussion. Né à la cité des Aviateurs, il a toujours vécu au Neuhof. En creusant un peu derrière son air de trentenaire rangé, on retrouve vite ses souvenirs de jeunesse. « J’avais 14 ans, j’ai fait quelques conneries aussi, mais mes parents sont assez strictes, j’ai juste un peu participé. » Dans le décor au loin, une camionnette de police s’approche, comme pour mieux entendre, avant de bifurquer. Lionel poursuit :
« Pour moi, c’était plus chaud à l’époque qu’aujourd’hui avec Nahel. Par contre, ça brûlait moins de commerces, on se tournait plutôt contre la police. Et il y avait aussi des grands avec nous, ont étaient pas que des jeunes comme maintenant. On avait l’impression que tout le quartier était solidaire. »
Ailleurs en Alsace, d’autres bavures s’étaient accumulées les semaines précédentes. Le 7 mars 2004, un homme est blessé à Altkirch d’un tir dans l’abdomen pendant son interpellation, parce que l’un des gendarmes aurait « trébuché ». Le jour même, un autre prévenu est retrouvé pendu dans sa cellule, à la gendarmerie de Cernay.
Pas de justice, pas de calme
Un an plus tard, en novembre 2005, la tension remonte d’un cran avec la mort de Zyed Benna (17 ans) et Bouna Traoré (15 ans), électrocutés dans un poste électrique alors qu’ils étaient poursuivis par des policiers de la BAC. Parties de Clichy-sous-Bois, les révoltes urbaines gagnent toute la France, jusqu’à Strasbourg. « Ici, le quartier ne s’est pas mis en mouvement tout de suite, mais quelques semaines après. Les jeunes se sentaient moins concernés qu’avec Hassan », estime Khechab Khoutir en remuant ses souvenirs.
Trois ans après la mort de ce dernier, le jugement rendu par la justice tombe : huit mois de prison avec sursis pour le gendarme mis en cause. La décision est reçue comme une insulte. Le soir même, les brasiers reprennent dans le quartier, en réaction. « C’est toujours pareil, ça changera pas », commente Lionel, blasé. « Cette fois-ci (avec Nahel), je suis sûr que ça va être pareil, il va s’en sortir libre. »
Même s’il était encore trop jeune en 2007, Adam* (prénom modifié) connaît parfaitement l’histoire d’Hassan Jabiri, en tant qu’habitant du Neuhof. Tenant en laisse un chien massif et musclé – et totalement paisible – il paraît d’abord méfiant. « D’habitude, quand les journalistes parlent du quartier, c’est pour nous salir. Ils viennent juste quand des choses brûlent. » Quand on évoque les violences policières, il paraît encore plus résigné que ses ainés dans le quartier :
« Des bavures ici, ça arrive tout le temps, ça changera jamais. Des policiers qui vont jouer les cowboys, nous humilier avec des contrôles pour rien, nous mettre des coups pendant ces contrôles. Mais on a pas de vidéo, c’est juste nos paroles contre la leur. Alors ça vaut rien. »
« Ces jeunes sont tout sauf bêtes »
À 65 ans révolu, Mustapha El Hamdani fait partie des anciens du Neuhof. Lui aussi, a participé à l’organisation de la marche blanche d’Hassan Jabiri. Vingt ans plus tard, dans la nuit du 29 juin 2023, lorsque les incendies se multiplient d’un bout à l’autre de la ville, il est appelé en urgence par des membres de la Coordination alsacienne de l’immigration maghrébine (Calima). En tant que coordinateur de la « Calima », Mustapha a été prévenu que des jeunes essayaient de brûler les locaux de l’association, située à la Meinau, juste à côté du Neuhof. Pour cause : le petit bâtiment sert aussi de dépôt de police, avec une enseigne « Police nationale » bien en évidence.
Lorsqu’il arrive, une trentaine de jeunes sont déjà rassemblés devant les lieux. Après avoir maîtrisé un départ de feu avec un extincteur pris à la hâte, il discute pendant de longues minutes avec plusieurs d’entre eux. Et il les défend :
« Quand j’ai expliqué que c’était mon lieu de travail, l’endroit où j’accueillais des chibanis (d’anciens travailleurs maghrébins venus pendant les Trente glorieuses), ils ont arrêté. Ces jeunes sont tout sauf bêtes, ils ont au contraire une analyse très fine de la situation. C’est le seul moyen qu’ils ont trouvé pour qu’on parle d’eux et que les choses bougent. À côté de ça, les syndicats et les partis politiques sont absents du quartier. »
Entre la mort d’Hassan Jabiri et celle Nahel, les choses n’ont pas vraiment évolué, estime lui aussi Mustapha El Hamdani. « J’ai l’impression qu’on est en train de revenir à la période avant la marche de 1983 (cette manifestation pour l’égalité et contre le racisme avait rassemblé 100 000 personnes à Paris, NDLR), que tout se détériore. »
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