La journée de Mohamed Khelif commence aux alentours de 4h30. Ce n’est pas le réveil qui tire cet homme de 50 ans de son sommeil. C’est le froid mordant de l’hiver qui s’installe. Début décembre, les températures minimales oscillent autour de 2 degrés à Obernai. Les nuits de Mohamed sont donc faites « de siestes, de trente minutes, parfois une heure. »
Algérien venu travailler en France en 1997, il vit dans une camionnette Mercedes, garée devant le supermarché Leclerc, une situation qui ne lui permet pas d’utiliser l’appareil qui le préserve de son apnée du sommeil. « C’est aussi pour ça que je dors presque pas… », décrit Mohammed, sans-abri depuis près d’un an.
« J’ai dû jeter mon matelas »
À l’arrière de sa camionnette, au milieu des vêtements, des couvertures, devant un vélo et à côté d’une pile de papiers administratifs, il dort sur un simple tapis de sol. « J’ai dû jeter mon matelas, il avait pris l’humidité », explique-t-il en se frottant continuellement les mains, à la recherche de chaleur.
Au supermarché Leclerc, il travaille pour une société de nettoyage de 6 heures à 8 heures, du lundi au vendredi. Mohamed y arrive toujours en avance : « Je fais du bénévolat la première heure, pour être au chaud. À l’intérieur, il fait meilleur et quand tu bouges, ça te réchauffe. »
Lorsque l’automne a pris fin, il a tenté de se préserver du froid avec un chauffage portable au gaz. Puis un matin, au réveil, il s’est rendu compte que l’appareil fuyait. « C’est dangereux. Il aurait suffit qu’un mec jette une cigarette et boom », dit-il en associant la parole au geste. Il aurait aussi pu mourir asphyxié. Depuis, l’Algérien préfère laisser le moteur de la camionnette allumé un peu plus longtemps la nuit.
« Mon problème, c’est la douche »
Dans les toilettes de l’hypermarché, le sans-abri peut se brosser les dents et se rafraîchir un peu le visage. Lorsqu’on l’interroge sur l’aspect le plus difficile de son quotidien, Mohamed répond sans hésiter : « Mon problème, c’est la douche. Ça fait 15 jours que je n’ai pas pris de douche. »
De 13h à 20h, l’agent d’entretien devient ouvrier de l’industrie agrolimentaire, au sein de l’usine de charcuterie Stoeffler. Employé en rôtisserie, il regrette de ne pas pouvoir se doucher dans les vestiaires de l’usine puisque les robinets y sont fermés. « Et moi, je suis intérimaire, je ne peux pas demander à réparer les douches », souffle-t-il sur le ton de l’évidence.
En novembre 2021, Mohamed a quitté son appartement situé place des Halles à Strasbourg. Il évoque un passage difficile, où les missions d’intérim se faisaient plus rares. Le locataire faisait aussi face à l’augmentation du loyer depuis que la gestion du bien avait été confiée à une agence immobilière. « Ma facture a augmenté de 100 euros en un an », jure l’ancien Strasbourgeois. Après avoir fait l’état des lieux, il parvient à éviter la rue grâce à des amis qui l’hébergent quelques semaines, puis quelques mois. C’est à partir d’août 2022 que Mohamed commence à dormir sur le parking du Leclerc d’Obernai.
« Même à Obernai, des gens dorment dehors »
Au départ, la camionnette Mercedes passe inaperçue. Puis un collègue de travail découvre la situation du sans-abri en octobre. Contacté par Rue89 Strasbourg, cet habitant d’Obernai dit avoir « mal au cœur » face à la situation de Mohamed, « un mec sérieux, toujours à l’heure, qui bosse pour réussir sa vie ». Il s’étonne aussi que « même à Obernai il y ait des gens qui dorment dehors… » Alors il a déjà ramené des couvertures et des coussins pour son collègue. L’aide est précieuse. Au quotidien, Mohamed n’a plus tant de soutien. Tout juste a-t-il obtenu l’autorisation de la direction du supermarché pour laisser son véhicule sur le parking. Dans le magasin, un agent de sécurité raconte : « Une fois, je ne l’ai pas vu dans le magasin alors qu’il était 5h45. Je suis allé toquer à la camionnette pour le réveiller. »
Avec nostalgie, le sans-abri évoque les plats qu’il aimait cuisiner quand il habitait encore à Strasbourg : les soupes, les couscous et les marmites pleines de plats algériens. Désormais, quand il ne mange pas quelques aliments froids du Leclerc, il va chercher un hamburger au Quick ou un kebab. Chez Stoeffler, il y a une sorte de collation à 17 heures. Mais il n’y mange que du pain et de la confiture avec un café. « Le reste, c’est du halouf dans tous les plats là-bas », dit-il en riant.
Une demande de logement rejetée pour « comportement inapproprié » au téléphone
Le 4 août, Mohamed a fait une demande de logement social au sein du foyer Moulin située dans la commune voisine de Molsheim. Il y a déjà passé trois ans, au début des années 2000 et assure n’avoir jamais posé aucun problème : « Je ne bois pas, je ne fume pas, dès qu’on me donne du boulot, je prends. »
L’intérimaire raconte les appels hebdomadaires et les mêmes réponses qui lui sont opposées : « Rappelez la semaine prochaine, la commission ne s’est pas encore réunie concernant votre dossier. » À mesure que la température baisse, l’ouvrier s’inquiète et s’énerve d’attendre. Il reconnaît « avoir manqué de respect » à son interlocuteur au téléphone. « Une seule fois, jure-t-il, et je me suis excusé plusieurs fois après… »
Trop tard : début novembre, il reçoit un courrier du Centre communal d’action sociale (CCAS) de Molsheim qui lui indique que sa demande a été rejetée après avoir été placée sur liste d’attente. La lettre évoque « un comportement inapproprié à l’égard de la directrice du CCAS et du personnel de la mairie » de la part du demandeur. Contactée par Rue89 Strasbourg, la directrice du CCAS assure qu’un tel refus est « exceptionnel » et évoque un manque de place au sein de la structure.
Sans abri, impossible de faire venir sa famille
Depuis, Mohamed attend des nouvelles du foyer Adoma de Koenigshoffen. Il est actuellement 13e sur la liste d’attente de cet établissement. Son assistante sociale l’a aidé à déposer un dossier « travailleurs » auprès de l’organisme Action Logement. Il attend aussi des nouvelles des bailleurs sociaux de l’Eurométropole, « mais c’est compliqué ils m’ont dit ». En parallèle, il cherche un logement à Obernai et environs. Sur LeBonCoin, il a trouvé quelques appartements intéressants, mais il n’a été retenu par aucun propriétaire : « Quand ils voient mon adresse enregistrée au CCAS, ils préfèrent toujours prendre quelqu’un qui a un CDI… »
Avant de rejoindre les lignes de production de l’usine, Mohamed ironise en se laissant photographier devant l’entreprise Stoeffler : « Demain, je suis viré ! » Car il pense qu’ici, il vaut mieux ne pas trop faire de vagues. Désespéré, Mohamed aimerait que son témoignage résonne comme un appel à l’aide. À 50 ans, il est fatigué par cette situation.
En sortant de la rôtisserie de Stoeffler, vers 20 heures, il passe une ou deux heures au téléphone, avec sa famille en Algérie, qu’il n’a pas vue depuis plus d’un an : sa femme, ses trois garçons âgés de 15 à 17 ans, et sa fille de 22 ans. « J’ai droit au regroupement familial, mais avec ma situation (il pointe du doigt sa camionnette), ils ne peuvent pas venir ici maintenant. Et le plus dur, finalement, c’est que chaque semaine je leur dis que je trouverai un toit la semaine prochaine… »
Dans la semaine du 12 décembre, les températures minimales atteignaient les -8°C à Obernai.
Chargement des commentaires…