Passé le seuil de la porte de chez Michel en plein centre de la Petite France à Strasbourg, on découvre une petite cuisine sortie tout droit de l’univers de Tim Burton. Des objets stagnent aux murs, au plafond et au sol. La table est inondée de babioles, le lavabo déborde de vaisselle qui erre surement depuis des années. Chacun de ses objets raconte une bribe de sa vie pendant que la voix de Bob Dylan retentit dans le tourne-disque qu’il vient d’acquérir.
« Je l’ai acheté hier parce que j’ai eu un retour de fortune. C’est une merveille. Le genre où je peux être bourré et tout, j’y ferai toujours attention. Tu mets ton cd et t’as juste à appuyer sur le bouton. Et bim. C’est Bob Dylan, c’est un magicien lui. Je l’ai vu à Francfort. C’était l’époque de Shout of Love, c’était fou. Imagine, comme guest-star il y avait Eric Clapton. Magnifique. »
Le misanthrope qui aimait les autres
Michel ressemble à l’idée que l’on se fait souvent du soixante-huitard qui aurait voulu ne jamais abandonner l’utopie, mais qui n’a pas eu d’autre choix que de la voir filer entre ses mains. La Beat Generation semble également lui coller à la peau. Être « beat », foutu, à bout de souffle, exténué, cela lui convient. À présent, il se dit lui-même « beatnik » et nouvellement « misanthrope et radin ».
« Je m’occupe de ma radinerie. C’est venu il n’y a pas longtemps parce que sinon, j’aurais crevé la bouche ouverte. Je n’ai plus confiance, je suis aussi devenu misanthrope, c’est tout nouveau pour moi. Attention, misanthrope ça ne veut pas dire qu’on hait l’humanité mais plutôt qu’on en a une idée très haute et que quand tu vois comment on se comporte… L’humanité est la honte du règne animal. L’animal, c’est l’âme, anima. L’être humain de son côté, c’est une pure merde, c’est le seul animal qui fait du mal à ses semblables. »
Le pseudo-misanthrope n’a pas toujours eu cette vision de l’autre. Lorsqu’il raconte quelques souvenirs à travers sa soixantaine d’instruments de musique, on comprend qu’ils sont souvent liés à des personnes particulières et à des moments de partage. Et puis autour des instruments suspendus au plafond ou étalés sur un vieux matelas, il y a aussi les marques d’une solidarité et d’une confiance que Michel a accordé à des inconnus en les hébergeant dans l’appartement dans lequel il vit depuis 33 ans.
Lorsque l’on regarde les murs, on y découvre de belles fresques peintes avec quelques inscriptions autour.
« C’est joli hein ? En fait, un coup j’ai rencontré des gens qui venaient du monde entier, c’était des Erasmus. Ils ont squatté ici pendant six mois, ils me peignaient des trucs. Ils sont toujours là sur mes murs. J’en ai d’autres de certains amis de passage. Parfois j’y rajoute des écritures et des traits autour. Enfin il y en a partout, ils viennent de plein de personnes différentes. »
Le souvenir bourgeois
Né à Alger d’une famille de professeurs expatriés aux envies voyageuses, Michel a vécu aux États-Unis et en Espagne pour apprendre les langues durant son enfance et son adolescence. Il garde cette éducation bien ancrée chez lui. Des photos, des lettres, des souvenirs de voyage, peu importe la pièce, son passé s’est installé entre les murs.
Lorsqu’il retrouve par exemple un petit échiquier qu’il a rapporté d’Espagne pour son père aujourd’hui décédé, l’envie de boire un Ti’Punch lui vient.
« C’est la recette de mon papou. Avant, il nous le servait toujours avec cinq volumes de sirop de sucre, un de rhum, de l’angustura et un zeste de citron. Un jour, il revient de chez son frère à Bordeaux et il s’enflamme en me racontant que pendant toutes ces années il s’était planté… C’était cinq volumes de rhum et un de sirop de sucre, pas le contraire. »
Si cette anecdote revient à Michel lorsque l’on aborde son histoire familiale, c’est parce qu’il n’a jamais oublié cette image lisse et « bourgeoise » que ses parents dégageaient mais de laquelle il ne s’est jamais vraiment senti proche.
« Le Ti-Punch, c’était l’apéro des jours de fête dans la famille. Mais lorsque mon père est arrivé avec la bonne recette, il fallait les voir ! C’était tous des bons bourgeois et ben là, ils étaient complètement pétés. On doit être des descendants de Dionysos ! »
De culture gaulliste, ses parents ont choisi de donner une éducation assez éloignée de leurs combats pacifistes ou anti-capitalistes à leurs enfants. Lorsque Michel le découvre, c’est une révélation, il ne se sent plus à part.
« Je suis un économiquement faible »
À la vingtaine, Michel décide de lâcher le confort familial pour une vie plus bohème aux environs d’une certaine année 1968… Après un an en sociologie et un autre en philosophie à Strasbourg, il débute sa relation avec la précarité quotidienne sans trop le regretter.
« Henri Miller, c’est quelqu’un qui m’a fasciné parce que j’ai un peu l’impression d’être un remake. Ce mec, il arrive à 40 ans c’est un raté total et d’un coup, il écrit un truc et un éditeur lui dit que c’est génial. Cette espèce d’obsédé sexuel devient un personnage invité dans le monde entier, pété de thunes ! Ça m’a fasciné parce que nous, on avait quand même vachement l’idée que tu te fais un destin dans la jeunesse et qu’à 40 ans t’es fini. »
Sur une des étagères de la chambre du fond, on aperçoit parmi d’autres livres, celui de Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de Solitude. Cela réveille un vieux souvenir :
« Dans ma jeunesse, j’ai découvert le cannabis, c’était 68 quoi ! Et puis une fois à l’université, en philo, c’était un sport de ma génération, les livres, ça se volait, parce que ça coûtait cher. Mais parents me filaient de l’argent pour que j’aille les acheter, mais moi je gardais tout ça pour fumer et manger. »
Il abandonnera petit à petit la lecture et conservera ce mode de vie jusqu’à ses trente ans, avant de devenir lui-même un parent.
« Quand on a vécu 68, la répression et tout le bordel, on se dit que le monde court à sa perte. Je ne voulais pas d’enfant, c’était comme un crime de faire un petit et de le balancer dans un monde de merde. Mais j’aimais ma copine et elle en voulait un. Et c’est une nouvelle histoire qui a commencé. Quand t’as des enfants, ton cerveau, ton corps, ta perception, plus rien n’est pareil. Tout seul, si t’as envie tu prends un flingue et c’est fini, quand t’as un gosse, ça change la donne. »
Michel tente alors de trouver ses marques dans une société et des rapports sociaux qui ne lui correspondent pas. Il devient électricien et découvre le monde d’ouvrier, d’artisan.
L’homme aux objets
Pour parer à la fatalité d’une vie trop bien rangée, Michel se passionne alors de musique, des femmes, d’art et des objets. Mais derrière la collection variée de babioles, Michel conserve également ses propres créations et tout ce qu’il répare.
« Pour moi, un bout de bois, c’est une statue en devenir. Quand il n’est plus végétal, il se sculpte, c’est fait pour être ouvragé. Au début, quand j’avais besoin de quelque chose j’allais l’acheter et puis je me suis posé la question : pourquoi l’acheter alors que je peux me le fabriquer ? »
Fabriquer et surtout inventer ! Michel est particulièrement fier de ce qu’il appelle « le violoncelle de camping », cette vieille guitare reconvertie à l’aide d’un tuyau et d’imagination qu’il peut réaliser à moindre coût :
« La différence entre un violoncelle classique et un violoncelle de camping “à la Michel” c’est que le premier vaut minimum 6 000 euros et le mien, vous l’avez, garanti à vie, pour 60 euros ! En gros, il y a quatre cordes que tu joues avec un archet et deux cordes sympathiques qui passent dans le tuyau et qui font du bourdon. Elles entrent en résonnance. J’ai massacré deux guitares avant parce que ça provoque une tension terrible, ça s’affaisse mais peu à peu j’ai trouvé les solutions. J’ai déjà joué avec mais je veux que la version finale ne soit pas du bricolage, il faut que ça soit parfait. »
Michel ne se considère pas comme un luthier, il sait seulement qu’à chaque fois qu’il croise une guitare brisée, il la répare instinctivement. Quant à la pratique de ses instruments, il lui aura fallu pas mal d’années pour s’assumer.
« Je suis entouré d’excellents musiciens alors tu m’étonnes, j’avais un énorme complexe. Pourtant, pendant des années ma guitare 12 cordes était légendaire, mais je n’arrivais pas à y croire, je me disais juste que j’étais fou et que dans ma folie je me croyais musicien. Maintenant je sais que je le suis. »
Des vélos et de la récup’
Le disque de Bob Dylan se met à dérailler et à tourner en boucle, Michel descend alors pour aller retrouver son atelier de réparation de vélos dans la cour commune du bâtiment. Récemment, il a décidé de récupérer des carcasses de vélos un peu partout autour de Strasbourg pour les rendre comme neufs et les revendre grâce au bouche-à-oreille. Le business a l’air de fonctionner mais ce n’est pas pour plaire à tous les voisins. L’une d’elle l’apostrophe :
« J’aurais aimé vous parler de la cour parce que ce matin je me suis encore blessée, j’ai déjà filé quatre collants avec vos trucs qui dépassent de partout. En plus, on a une facture énorme à cause de l’électricité que vous consommez dans votre atelier. Je ne suis pas fâchée mais je voulais juste vous demander de ranger un peu. »
Michel acquiesce et s’excuse.
« Je n’ai plus qu’un neurone mais je l’astique »
Ranger. Michel le sait qu’il va falloir le faire, et pas seulement dans la cour commune, mais aussi là-haut, chez lui. Le créateur dans sa caverne d’Ali Baba le dit lui-même :
« Je suis en phase de triage. J’ai du rangement à faire dans l’appartement. Il faut aussi que je m’occupe des étoiles, il va y avoir du boulot. Mais j’ai le temps, je m’emploie à mourir tranquillement. J’aimerais bien que ça soit avec un pétard au bec quand même ! »
Michel est capable de parler d’art, de magie, de la joie de la fumette, de l’amour et de la mort dans la même phrase, sans se poser de questions. Une sorte d’imbroglio de petites joies atténué par quelques déceptions du passé, sans oublier pour autant de garder une certaine fierté.
« Un jour, un de mes amis m’a dit qu’à force de me défoncer, je n’allais bientôt plus avoir de neurones. Et moi je lui ai répondu : oui je n’ai plus qu’un neurone mais je l’astique. Il y a des gens qui ont plein de neurones mais ils font de la merde, ça ne leur sert à rien. Ils en auraient deux fois plus, ils feraient deux fois plus de merde. »
Ce passionné des choses, ancien électricien, artisan à vie, réparateur de vélos et poète à ses heures est à l’image de son appartement. Bordélique, décalé, rigolo, rempli du passé, des souvenirs, de la vie, créatif et intriguant.
Derrière son éducation « bourgeoise », Michel a passé sa vie a essayer de tout lâcher, tout ramasser et ne rien ranger, peut-être pour trouver sa place ou réussir à l’assumer. Aujourd’hui il est temps de « faire le tri ». Ça tombe bien parce qu’il y a une chose que Michel aime bien, c’est étonner les gens.
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