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À la Meinau, la tour des oubliés de la rénovation urbaine

Le 28, le 33, rue de Normandie, ou encore le 1, rue Schulmeister ne sont plus que des numéros souvenirs. Ces grandes tours des années 60 ont été détruites dans le cadre du plan de rénovation urbaine de la Meinau à Strasbourg. Mais deux autres sont encore debout sans avenir bien précis. Reportage au 25, rue Schulmeister où les habitants aimeraient qu’on ne les abandonne pas à leur sort.

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Vue depuis le 11e étage de la tour Schulmeister. (Photo AF / Rue89 Strasbourg)

En ce moment, Abdel (les prénoms ont été changés) fait des envieux parmi ses voisins. Dans quelques jours, avec sa femme et ses deux enfants, il va quitter le 5e étage de la tour Schulmeister, la seule encore debout dans cette rue de la Meinau à Strasbourg. L’homme n’a aucun regret. Il a résisté, dit-il, mais n’en peut plus de cette tour « pourrie ». Il lui semble bien loin le temps où ces 11 étages avaient la meilleure réputation du quartier :

« En 2006, avant d’arriver ici, on m’a proposé l’ancienne tour à l’angle de la rue, mais j’ai refusé. Celle-là par contre j’ai accepté avec plaisir. J’habitais déjà dans le coin, et tout le monde en disait du bien. Il y avait beaucoup de familles à l’époque, c’était calme. Mais depuis deux ans, ils ont transféré des alcooliques, des voyous des autres tours et l’ambiance est atroce. »

« Elle est devenue folle, s’est mise à arracher la tapisserie »

Sorti pour récupérer le biberon de sa plus jeune dans sa voiture, il se met à débiter tous ses mauvais souvenirs. À commencer par sa mère âgée qui a chu sur les pavés mal replacés après des travaux de canalisation à l’extérieur du bâtiment. Les nuits où il s’est fait réveiller à 2h du matin par un habitant ivre qui ne trouvait pas ses clés, alors qu’à 5h, lui devait être frais pour assurer sa journée de chauffeur routier. Mais le pire reste la fois où son épouse l’a appelé pour le prévenir qu’une voisine la menaçait :

« Cette dame souffre d’une maladie psychiatrique. Ma femme l’avait invitée pour lui offrir des gâteaux. Soudain, elle est devenue folle et elle s’est mise à arracher la tapisserie. Moi j’étais au travail, ma femme m’a appelé, je lui ai dit d’aller chercher des voisins, mais la dame l’en a empêché. Elle est partie une fois calmée. Après, nous avons appelé la police qui l’a emmenée. Quand elle est revenue, elle a de nouveau tapé à notre porte. Cette fois, j’étais là. Elle avait un couteau dans la main. Elle a tapé sur les murs, nous a insultés. Les policiers sont encore venus et quand ils l’ont embarquée, elle a jeté tous les pots de fleurs avec lesquels j’avais décoré le palier. »

Après cet épisode, Abdel a écrit une pétition à l’intention de CUS Habitat, le bailleur social propriétaire de la tour. Une vingtaine de personnes de l’immeuble ont signée. Toutes voulaient que le bailleur soit au courant du calvaire que certains habitants faisaient vivre aux autres. Mais l’initiative est restée lettre morte.

Le 25, rue Schulmeister compte 67 logements. (AF / Rue89 Strasbourg)

Urine et déchets dans les ascenseurs

Le biberon de sa fille en main, Abdel tient désormais à montrer là où son fils a failli tomber dans le vide. Il retourne au 5e étage et s’arrête devant le garde-corps, la vitre qui sert de protection au couloir. Les couloirs de cette tour sont en effet ouverts, un danger d’après de nombreux locataires. Récemment, Abdel l’a constaté. Alors qu’il discutait avec un voisin, son petit d’à peine deux ans s’est assis sur le rebord intérieur de la rambarde, et s’est retrouvé happé en arrière. Un pied de la vitre n’était pas bien fixé.

« J’ai eu la peur de ma vie, je l’ai aussitôt saisi. Par chance il n’est pas tombé. J’ai aussitôt prévenu tous les voisins que ce garde-corps était défaillant, et contacté CUS Habitat. Ils sont venus après quatre jours pour observer quelle pièce manquait et 10 jours plus tard pour l’installer. C’est irresponsable, quelqu’un aurait pu mourir. »

Tous ces événements ont aussi traumatisé Ana, la femme d’Abdel. Elle qui s’occupe au quotidien de ses deux jeunes a vu l’atmosphère de l’immeuble se dégrader :

« Certains qui vivent ici ou qui squattent font leurs besoins dans les escaliers et les ascenseurs. Les chiens aussi… »

Être relogés à tout prix

Par volonté que leurs enfants ne grandissent dans cet environnement, Abdel et Ana ont décidé de partir habiter un peu plus loin dans un immeuble plus neuf. Un changement qui va leur coûter 300€ en plus par mois, mais qui les soulage, confirme Abdel.

« Je préfère perdre de l’argent qu’un enfant. »

Les autres locataires, qui ne peuvent partir, doivent se résigner. Louhari, un des voisins de palier d’Abdel, en a marre de « gaspiller sa salive » auprès des autorités sans être écouté. Pour lui, ce lieu est une parodie de la tour infernale. Il a déjà demandé plusieurs fois à changer de logement, mais ses efforts n’ont pas abouti. Dans un petit deux pièces, il vit avec sa femme, son fils d’un an… et beaucoup de dysfonctionnements. Quand il était seul, il les tolérait, mais ce n’est plus le cas depuis que sa famille s’est agrandie.

Depuis des mois, Louhari a de la moisissure dans sa salle de bains. (Photo AF/Rue89 Strasbourg)

Dans la salle de bains, le mur qui donne vers l’extérieur est rempli de moisissure. Malika, la femme de Louhari s’inquiète pour la santé de son enfant :

« À cause de ça et du manque d’espace pour caser une baignoire en plastique, on ne peut donner un bain au bébé qu’une fois par semaine. »

« Vous avez pris une photo ? », demande-t-elle, remontée. Elle se tourne et pointe du doigt la chambre où les valises de vêtements s’entassent au-dessus de l’armoire faute de pouvoir pousser les murs de cette pièce où tout le monde dort.

Toutes les affaires de trois personnes sont concentrées dans cette chambre. (Photo AF/Rue89 Strasbourg)

Mais tous les locataires ne sont pas aussi enclins à dévoiler leur intérieur. Une méfiance s’est installée envers les visiteurs et parmi les habitants. Les quelques autocollants des enfants sur les portes ou les cailloux décorés de sourire posés à côté de certaines portes ne suffisent pas à égayer l’atmosphère. Derrière beaucoup de portes, le poids des années de ces 67 logements se fait sentir, comme dans celui de Jean. Quand on lui demande son âge, il répond « le même que la tour », c’est-à-dire 59 ans. Il l’a habitée de 1975 à 1996, et y est revenu en 2008.

« A la Meinau, je connais la moitié des gens, dans la tour aussi, ça me faisait plaisir d’y retourner. Mais moi aussi j’ai fini par demander à partir. Je ne pensais pas que ça arriverait. »

Aux toilettes chez les voisins

À son retour, il y a huit ans, Jean a dormi à côté de la porte d’entrée cassée, avec son berger allemand, de peur que quelqu’un entre. La porte a été réparée, mais le trou dans le mur adjacent est resté. Alors, il garde sa chambre et le salon fermés pour éviter que le froid ne se propage et ne profite jamais de sa vue sur le Baggersee.

Il passe ses journées dans la cuisine, où il a tout rassemblé à côté de l’évier : télé, fleurs, bibelots en porcelaine. En cet après-midi, l’émission des chiffres et des lettres anime la pièce. Le temps que les participants trouvent la solution à une opération, on entend l’eau couler à l’étage au dessus, comme des cailloux. Dans ces appartements, les tuyaux sont partout.

La tour Schulmeister est moins concernée par les trafics de drogue, contrairement à celle rue de Provence. (Photo AF / Rue89 Strasbourg)

Doucement, avec son fort accent alsacien, il raconte que depuis deux mois, il doit se rendre chez ses voisins pour faire ses besoins, car ses toilettes ont des problèmes d’évacuation, et que CUS Habitat lui répond de se débrouiller :

« Mais comment je peux faire pour payer un plombier 180€, alors que je n’ai que ma pension d’invalidité par mois de 600€ ? Ils pourraient bien venir faire les travaux. Nous, on paie les loyers et eux ne sont pas là quand on a besoin d’eux. C’est pareil pour les ascenseurs, ça fait trois mois que l’un d’entre eux est en panne et il arrive que les deux le soient, pourtant on paie les charges. Et moi, avec les 13 opérations que j’ai subies, j’ai dû mal à descendre à pied. »

Les poubelles directement jetées au sol depuis les balcons

On sent, entre deux bouffées de cigarettes, que ce frêle locataire a atteint un seuil de saturation :

« Sans compter les poubelles que certaines personnes jettent des étages ou laissent dans l’ascenseur. Une personne s’est déjà ramassée un os sur la tête en sortant de l’immeuble. Parfois les gens laissent les encombrants dans les couloirs ou à l’entrée, ça ne fait pas longtemps il y avait un frigo. C’est vraiment le bordel. Mais quoi faire ? Moi, je ne dis plus rien. Je rentre chez moi et je ferme ma gueule. Une fois, un voisin a dit quelque chose, les autres ont déposé des ordures devant chez lui. »

Pour Christian Werner, chargé de communication à CUS Habitat, les équipes de nettoyage qui passent du lundi au vendredi dans l’entrée et les ascenseurs, ne peuvent pas tout faire :

« Certains locataires se disent partants pour payer 20€ de plus pour que les employés montent dans les étages par exemple, mais quand il faudra vraiment payer, peut-être réagiront-ils différemment. En ce qui concerne le bâti, nous avons beaucoup de demandes, qu’il nous faut hiérarchiser, ce qui explique que nos employés peuvent mettre du temps avant d’intervenir. »

Au 10e étage, une table en morceaux recouverte d’urine repose depuis des semaines. (Photo AF/Rue89 Strasbourg)

Juste pour l’histoire

Au sein de cette mosaïque d’habitants blasés au bord de la rupture sociale vit un enseignant. Victor habite au 25, rue Schulmeister après une période financière compliquée. Depuis 2007, il a pris le temps d’observer les habitants :

« C’est dur d’incriminer les uns ou les autres. Souvent, les gens qui arrivent ici, ont perdu leurs repères sociaux ou sont en grande difficultés physiques ou matérielles, d’où ce manque d’hygiène et de civisme. Certains sont tombés dans l’alcool ou la drogue. Donc, il faut être prudent. Finalement ne rien dire, c’est peut-être le mieux. »

Victor n’invite personne chez lui. Il garde pour lui ses encyclopédies et sa vue sur la cathédrale. Il a confié à deux amis proches qu’il habitait ici, mais ils ont peur de venir :

« L’absence de concierge n’aide pas non plus. Personne n’est là pour surveiller. Donc je comprends pourquoi l’immeuble est dans cet état, il n’y a pas de limite. »

D’après lui, l’architecture de cette grande tour y est pour beaucoup. Elle a répondu à un besoin de loger un maximum de personnes en son temps mais aujourd’hui, elle n’apporte aucune solution :

« Ces immeubles ne sont plus non plus adaptées à des personnes à revenus faibles, parce qu’ils nécessitent beaucoup d’entretien et peut-être que les offices d’HLM ne sont pas incités à faire des dépenses là où les gens ont de petits moyens. En plus, les habitants ont du mal à se faire entendre. Mais s’ils s’organisaient vraiment, ils pourraient constituer un groupe de pression. »

À la rigueur, Victor comprendrait que cette tour demeure comme symbole d’un héritage historique, celui des « Trente Glorieuses », où les gens découvraient la modernité, mais il faudrait absolument la rénover. Si ce n’est pas possible, alors « cette tour n’a plus sa place dans le paysage ».

Cette tour a été construite à l’époque des Trente Glorieuses pour loger un maximum de personnes. (Photo AF/Rue89 Strasbourg)

Une démolition attendue avec impatience

Pour le moment, rien n’est prévu concernant sa démolition. La destruction des précédentes tours s’inscrivait dans le cadre du premier plan de rénovation urbaine, le nouveau est en phase de négociation. D’après Mathieu Cahn, adjoint au maire (PS) en charge de l’urbanisme, ces tours n’ont pas vocation à rester :

« Les opérations du plan actuel vont se dérouler jusqu’en 2018. Donc, si ça a lieu, ce sera après. Une chose est sûre, la priorité sera donnée à l’autre tour, située au 15, rue de Provence, où la situation est plus sensible. Mais il faudra avant tout vérifier la qualité du bâti, au cas où une rénovation suffise. Si nous décidons de la démolir, il faudra reloger tout le monde, et ça peut prendre un an, voire plus. »

À CUS Habitat, on ajoute qu’il faudra aussi sonder l’éventuelle désaffection des habitants avant de prendre toute décision.

La majorité des habitants rencontrés, eux, souhaitent que cette tour soit démolie. Ils le voient, quand ils se rendent dans des immeubles de quatre-cinq étages du quartier : l’état d’esprit n’est pas le même. Alors les pronostics sur la date de démolition vont bon train. 2020 ? 2025 ? Pour tous, ce serait l’occasion rêvée de pouvoir changer de logement sans avoir à passer par la procédure habituelle, qui peut être encore plus longue.

Mais ils restent perplexes. Ces dernières années, ils ont vu le bailleur entreprendre quelques travaux dans l’entrée et les escaliers, pourquoi investir si c’est pour démolir ? Maria, habitante depuis 1994, veut absolument voir cette tour disparaître car « elle porte malheur ». Elle reste imprégnée de mésaventures que les occupants ont du mal à oublier :

« Il y a deux ans, une femme est venue se jeter du toit de l’immeuble. Elle n’habitait pas loin, mais elle a choisi cet endroit, c’était le plus haut. Rien que ça, ça devrait faire réfléchir les autorités. »

 


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