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Au Marché de Noël de Strasbourg, les forains sont rois

Sur les 304 chalets du Marché de Noël, seule une dizaine est occupée par de nouveaux exposants en 2023. L’évènement semble réservé depuis des décennies aux mêmes familles de forains, malgré la volonté de la Ville de diversifier les produits proposés. Pas évident pour les artisans et les nouveaux, de se faire une place.

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Franck Bodein et sa fille Andréa, 21 ans. La jeune femme a déjà prévu de reprendre l’affaire familiale. Le chalet est dans la famille depuis 22 ans.

Il y a déjà désaccord sur le chiffre. Selon Guillaume Libsig, adjoint à la maire de Strasbourg en charge de la coordination du Marché de Noël, sur les 304 chalets exposants, un tiers serait tenu par les forains. Faux, rétorque Franck Bodein, du comité de défense du Marché de Noël, « qui représente tous les exposants » : « Nous avons environ deux tiers de forains, et un tiers d’artisans ». Également faux pour Patrick Balga, président du Syndicat National des Industries Forains (Snif), qui confirme les chiffres de Franck Bodein. « La Ville n’a pas envie de dire que ce sont les forains qui ont créé le Marché de Noël », commente le septuagénaire, amer.

Le ton est donné. Lorsqu’on se promène au Marché de Noël, la présence des forains est en effet bien visible. Les chalets alimentaires et ceux où l’on vend des objets en série (boules de noël, santons, peluches bretzel, chaussettes de Noël, mugs…), sont les leurs. Souvent, les vendeurs y sont nombreux, et les chalets de taille imposante (de 20 à 70 m2). Ceux des artisans sont en général plus petits (12 m2 en moyenne), avec un ou deux vendeurs maximum. On y retrouve des objets uniques, faits à la main, en France ou en Allemagne. Il y a aussi quelques chalets de commerçants qui ont déjà des boutiques dans Strasbourg.

Casserole de choucroute et de quenelle de pommes de terre, proposée au Chalet de l’Opéra, tenu par la famille Bodein depuis 21 ans. Photo : Fantasio Guipont / Rue89 Strasbourg

Mais même si la Ville fait des efforts de communication pour mettre en avant la présence d’artisans locaux sur son Marché de Noël, force est de constater qu’en réalité, on trouve plus facilement une barquette de knacks plutôt qu’une décoration de Noël faite à la main par un petit artisan des Vosges. Une réalité totalement assumée – et même revendiquée – par les forains.

Des chalets qui se transmettent depuis trois ou quatre générations

Il suffit de se promener place Broglie et d’interroger une dizaine d’exposants. Deux tiers d’entre eux sont forains et appartiennent aux mêmes familles. Il y a, par exemple, les Balga. Patrick, président du Snif, et sa femme Véronique tiennent un chalet où ils vendent du vin chaud et des souvenirs de Noël (bonnets de Père Noël, mugs, peluches, boules à neige). L’emplacement est dans la famille de Patrick Balga depuis 1910.

« C’était ma grand-mère à l’époque, au même emplacement. Avant, on y vendait des sapins, des corbeilles en osier, des fruits de saison. Petit à petit, les choses ont changé, et on s’est mis à importer des produits. »

Patrick Balga, 75 ans, tient le chalet familial depuis 1994 sur le Marché de Noël de Strasbourg. Avant lui, sa mère, et sa grand-mère, étaient déjà là. Photo : Fantasio Guipont / Rue89 Strasbourg

À 75 et 60 ans, le couple tient bon, malgré la fatigue et le froid. Ils sont présents chaque année, depuis 1994. Fatigués et parfois las, ils assurent pourtant qu’ils seront dans leur chalet jusqu’au bout. « Tant qu’on a la santé« , commente Patrick Balga, qui ajoute qu’il ne peut pas – financièrement – arrêter de travailler. « Quand je bossais avec mon père, il ne me déclarait pas, ça lui coûtait trop cher. Donc je n’ai pas assez cotisé pour ma retraite. Aujourd’hui je touche 480€ de retraite chaque mois. » Juste à côté, leur fille tient également un chalet qui vend des produits alimentaires. Une autre de leur fille est installée place Kléber. « Et j’ai une troisième fille, qui a son chalet au Marché de Noël de Mulhouse. »

Familles Hoffman, Bodein, Bertani, Balga : 13 chalets en héritage

À quelques mètres du chalet du couple, il y a celui d’Estelle Hoffman, 58 ans. Petites lunettes et doudoune grise sur le dos, la cheffe d’entreprise occupe son immense chalet (60 m2) de décorations de sapins de Noël depuis 32 ans. « Je suis la quatrième génération de ma famille à avoir cet emplacement, explique-t-elle fièrement. Avant moi il y a eu mon père, mon grand-père, et mon arrière-grand-père. » Et la tradition familiale n’est pas prête de s’éteindre, puisque le fils d’Estelle Hoffman tient le chalet juste à côté, où il vend des santons. « J’ai aussi mon frère tout au bout de la place et deux neveux plus loin !« , s’amuse-t-elle. « C’est vrai que nous sommes nombreux », sourit la quinquagénaire, qui va et vient d’un stand à un autre, et interpelle les passants dans une joie communicative.

Estelle Hoffmann, 58 ans, a repris l’affaire familiale au Marché de Noël de Strasbourg il y a 32 ans. Elle travaille 7 jours sur 7, de 10h à 22h pendant le mois que dure l’évènement. Photo : Fantasio Guipont / Rue89 Strasbourg

On trouve aussi la famille Bodein, emblématique du monde forain et présente sur la place Broglie depuis 21 ans avec Franck et sa femme Abigaëlle. « J’ai aussi deux frères et une sœur, précise le forain, qui sont installés place Saint-Thomas, cour du Château et place Kléber ». Chacun a son chalet, tous dans l’alimentaire.

La famille Bertani elle, a son emplacement place Broglie depuis 1946, avec le chalet Fortwenger. « Et mon fils tient la boutique Fortwenger, place de la Cathédrale », explique Fabien Bertani, le patriarche de 62 ans :

« Nous sommes un peu l’âme du Marché de Noël. Imaginez le même évènement, sans nos grands chalets et nos stands exceptionnels et avec uniquement des petits artisans et leurs créations. Les gens ne viendraient pas du monde entier pour voir ça ! »

3% de renouvellement des chalets

Interrogé au sujet de la forte présence des mêmes familles de forains parmi les exposants, l’élu Guillaume Libsig reconnaît « des usages qui ont pu être décourageants par le passé ».

« Lorsqu’on est arrivés en 2020, on a constaté qu’il y avait un important travail de dépoussiérage à faire. Derrière le Marché de Noël, il y a 450 ans de culture marchande foraine et toute une culture politique d’accords et de négociations. Nous, on a voulu faire un point d’étape, mettre tout sur la table et clarifier des choses. »

Guillaume Libsig raconte ainsi comment les premières réunions avec les instances représentatives des exposants (le Snif mais aussi la Chambre des métiers et de l’artisanat, la Chambre de commerce, le Carré d’Or, les Vitrines de Strasbourg…) ont été houleuses, notamment quand il s’est agi de parler des emplacements avec les forains :

« La première réunion, ça a donné des jets de chaises et des menaces de mort, oui ! Mais, après deux ans et demi de négociations, on a réussi à s’entendre, à trouver des solutions. Pour le renouvellement, c’est sûr qu’on a un faible taux : 2 ou 3%, chaque année. Pour l’instant, c’est un renouvellement naturel qui se fait lorsqu’un exposant meurt, ou qu’il fait faillite. Mais là encore, nous réfléchissons à des solutions. Par exemple à Dresde, il y a un taux obligatoire de renouvellement, de 10%. Nous verrons si nous allons jusque-là. »

Au Marché de Noël de Strasbourg, sur les 304 exposants en 2023, deux tiers seraient des forains selon le Syndicat national des industries forains. Photo : Fantasio Guipont / Rue89 Strasbourg

L’élu sait bien que, là encore, l’usage et les traditions foraines font que les emplacements se transmettent de père en fils, de génération en génération. Mais il assure qu’un vaste chantier de réflexion a été engagé, avec la commission de sélection, sur l’évolution des critères pour les futurs nouveaux exposants. Tous les exposants, forains ou non, doivent y présenter leur candidature chaque année :

« Nous établissons des critères précis : le sérieux, la provenance des produits, l’expérience, l’éco-responsabilité… C’est une grille d’analyse qui permet de dire si oui ou non, les candidatures sont sérieuses. »

Cette année, 400 dossiers ont été étudiés par cette fameuse commission de sélection, composée de 15 membres : cinq élus, cinq représentants des chambres de commerce, de l’hôtellerie, de l’artisanat et cinq représentants du terrain, dont Franck Bodein, des artisans, et des membres du Carré d’Or.

Bilan : 120 dossiers sont restés sur liste d’attente pour obtenir un emplacement, peut-être, l’an prochain. Il y en avait 80 en 2020. Au final, 304 heureux élus ont été sélectionnés pour l’édition 2023, parmi lesquels une dizaine de petits nouveaux.

Sur les 304 exposants du Marché de Noël, 2/3 seraient des forains selon le Syndicat national des industries forains. Ils vendent des produits en série, importés, ou proposent de l’alimentaire. Photo : Fantasio Guipont / Rue89 Strasbourg

Les petits nouveaux

Parmi eux, il y a par exemple, le chalet des « Sapins Bleus ». Une toute nouvelle marque, créée il y a quelques mois par quatre amis qui ont fondé un collectif. Leur but : créer des ronds de bois pour orner le sapin de Noël, sans impact pour la planète et de la façon la plus locale possible. Challenge réussi, semble-t-il. Taillés en bois de hêtre issu de Franche-Comté, mis dans des boîtes en épicéa du Jura, et ornés de dessins et d’illustrations réalisés par des artistes strasbourgeois, voici les produits qui ont permis au collectif de cocher toutes les cases rêvées par la majorité écolo : du local et de l’éco-responsable.

Les petits chanceux ont visiblement tapé dans l’œil du comité de sélection. Première candidature, première sélection en 2023. « On est très heureux d’être ici, au pied de la Cathédrale, c’est vraiment génial », glisse Jonathan Fralin, l’un des co-fondateurs des Sapins Bleus. Mais cette chance du débutant est peu répandue parmi les exposants artisans.

Jonathan Fralin est l’un des co-fondateurs de « Sapins Bleus » et vend leurs produits sur le marché de la place de la Cathédrale.Photo : Fantasio Guipont / Rue89 Strasbourg

Retour Place Broglie, sur l’allée secondaire du Marché de Noël. Dans un chalet de taille modeste (12 m2), on trouve Samuel Lopes, 41 ans. Il vend des petites figurines en plâtre. Venu des Landes avec sa petite-amie pour passer le mois de décembre à Strasbourg, le magicien de profession est également artisan créateur au Marché de Noël depuis six ans. Mais il a mis plusieurs années avant d’intégrer le cercle privilégié des exposants :

« J’ai candidaté environ six fois avant d’être enfin accepté. C’était long et compliqué. Et chaque année, je considère que ma place n’est pas garantie ! Le Marché de Noël de Strasbourg, tout le monde veut le faire, donc les places sont chères ! »

« Nous c’est notre vie, nous avons besoin de ces emplacements ! »

Conserver son emplacement d’une année à l’autre ne semble pas être une question pour les forains interrogés. Pourtant techniquement, chaque année, eux aussi doivent remplir un dossier et l’envoyer au comité de sélection de la Ville. Mais dans la réalité, selon les forains, jamais aucun d’entre eux n’a perdu son emplacement. Patrick Belga, président du Snif :

« Nous, c’est notre vie. Nous avons besoin de ces emplacements pour vivre, c’est normal qu’on garde nos places ! Le Marché de Noël a été créé à la base pour les forains, parce que nous arrêtons les fêtes foraines en octobre, quand il se met à faire froid. Il a fallu trouver d’autres évènements pour nous, commerçants non sédentaires. Ça a été les marchés de Noël. »

Fabien Bertani, 62 ans, est le patron du chalet Fortwenger. Il y travaille depuis ses 16 ans, lorsque ses parents ont débuté. « Ce serait indécent que la Ville nous enlève notre emplacement ». Photo : Fantasio Guipont / Rue89 Stasbourg

Le père de famille ajoute que sa place au Marché de Noël de Strasbourg, c’est comme un héritage familial :

« On aimerait transmettre ça à nos enfants. Mes filles n’ont pas de diplôme, pas de bagage. Elles sont foraines, comme nous, et tout ce que nous avons ce sont des chalets et des places dans les marchés de Noël ! »

Idem du côté des familles Hoffmann, Bodein ou Bertani : pas un de ces exposants n’a paru inquiet du comité de sélection et de leur avenir au Marché de Noël 2024. « Cet emplacement, c’est le mien, explique simplement Estelle Hoffmann en montrant du doigt son immense chalet de 21 mètres de long. C’est écrit nulle part, et ce n’est pas officiel, mais c’est comme ça. C’est dans l’usage. »

Fabien Bertani, lui, va même jusqu’à dire qu’il serait « indécent » que la Ville lui retire son emplacement. Et prévient : « On est très solidaires entre forains, ce serait dangereux de s’attaquer ainsi à l’un d’entre nous. » Emmitouflé dans une épaisse doudoune, bonnet jusqu’aux sourcils, il conclut en souriant : « Le comité de sélection, je ne m’en soucie pas. »

Véronique Balga travaille sur le stand familial, avec son mari, depuis 1994. Elle espère conserver cet emplacement encore longtemps et pouvoir le léguer à ses filles. Photo : Fantasio Guipont / Rue89 Strasbourg

Interrogé sur le faible taux de renouvellement et le côté clanique du Marché de Noël de Strasbourg, Patrick Belga botte en touche :

« C’est vrai que c’est difficile de proposer quelque chose de nouveau, il y a déjà tout ! Et notre présence foraine est importante, elle fait partie du Marché de Noël. Donc oui, il n’y a pas de place pour les nouveaux, c’est vrai. Mais prenez un commerçant qui a sa boutique place Kléber, vous imaginez si on lui dit qu’il doit la donner à un nouveau ?! Il refusera. Nous, c’est pareil. »

30% du chiffre d’affaires annuel au Marché de Noël

Le président du Snif semble inquiet pour l’avenir et insiste sur les difficultés économiques des forains. « Nous ne sommes pas riches ! », répète-t-il à plusieurs reprises. D’autres glissent simplement que « les affaires marchent bien ». Plusieurs exposants, forains et non forains, estiment que 30% de leur chiffre d’affaires annuel est réalisé au cours du Marché de Noël de Strasbourg. Mais personne ne souhaite donner de chiffre précis.

Franck Bodein possède l’emplacement du « Chalet de l’Opéra » Place Broglie depuis 21 ans. Dans sa famille, ses deux frères et sa sœur occupent chacun un emplacement au Marché de Noël de Strasbourg. Photo : Fantasio Guipont / Rue89 Strasbourg

Impossible donc de savoir combien rentre dans les caisses des familles Belga, Bertani, Hoffmann ou Bodein, entre le 24 novembre et le 24 décembre. Mais il est certain que sur l’imposant « chalet de l’Opéra » de 10 mètres sur 7 mètres, où cinq salariés travaillent (en plus de la femme et de la fille de Franck Bodein), le rythme est intense. Les poêles et les casseroles de spaetzle à la crème, choucroute garnies et currywurst se vident et se remplissent toute la journée à un rythme effréné. Et les barquettes à 9€ se vendent bien. Sourires entendus de Franck Bodein. « On n’aime pas parler chiffres », mais le forain assure : « Si nous arrivons à garder notre emplacement depuis 22 ans, c’est justement parce qu’on fait bien le boulot. On est compétents. »


Tous les ans, pendant un mois, le centre-ville de Strasbourg se pare de guirlandes et de chalets pour accueillir des millions de visiteurs. Fidèle à ses engagements, Rue89 Strasbourg raconte dans cette série « Derrière les lumières » les angles morts du Marché de Noël et met en exergue certaines de ses réalités.

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