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Le marathon des agents Polygard, onze heures par jour sur les barrages du Marché de Noël

La préfecture du Bas-Rhin demande à des agents de sécurité privée de filtrer toutes les entrées du Marché de Noël de Strasbourg. Payés au Smic, pour beaucoup immigrés, ils sont en place tous les jours de 10h à 21h30 et font parfois face à des Strasbourgeois ou des touristes excédés par le dispositif.

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« Certains jours où il fait très froid, j’ai mal aux doigts. Les douleurs dans les jambes, c’est tout le temps, parce qu’on n’a pas le droit d’avoir de chaises. » Hocine (prénom modifié) est employé par Polygard. Il assure un point de contrôle sur un pont qui mène au Marché de Noël de Strasbourg. Capuche sur la tête, il se balance déjà pour lutter contre le froid à 11h50.

« Bonjour », lance t-il à une passante, pointant son sac du doigt. Dans une chorégraphie désormais bien connue des Strasbourgeois, elle le lui présente. Sans trop y croire, il jette un regard furtif et lointain à l’intérieur avant d’indiquer à la femme qu’elle peut continuer sa route par un « merci ». Un groupe de trois adolescents s’approche mais Hocine décide de ne pas les arrêter : « Je laisse les collégiens et les lycéens », glisse t-il.

Quand les heures passent, le froid devient difficile à supporter.Photo : Fantasio Guipont / Rue89 Strasbourg

Près d’un million d’euros

Comme les années précédentes, la préfecture du Bas-Rhin impose des barrages filtrants sur les 21 ponts d’accès au centre-ville. Elle demande à des agents de sécurité privée de réaliser des « contrôles aléatoires » des sacs et des bagages. Et la municipalité doit payer. C’est Polygard qui a obtenu le marché de la sécurité privée en 2023. L’entreprise a transmis des devis à la Ville, que Rue89 Strasbourg a pu consulter : la facture prévue est de 945 875€.

Du 24 novembre au 24 décembre 2023, tous les matins, à 10h, 88 employés de Polygard commencent à installer les barrières sur les ponts et au niveau des arrêts de tram. Ils y restent jusqu’à la fermeture du Marché de Noël à 21h, et ont ensuite une demi-heure pour ranger le matériel avant de rentrer chez eux. Huit agents de sécurité surveillent le site pendant la nuit, de 22h à 8h.

« Je ne connais pas beaucoup de personnes qui seraient d’accord de rester toute la nuit dehors, sans aucun abri pour se reposer », estime Christophe (prénom modifié), salarié chez Polygard depuis plus de dix ans :

« Ce sont surtout des immigrés qui viennent des pays de l’Est, des Tchétchènes, qui font le travail que les autres ne veulent pas faire. C’est très ingrat parce qu’on subit aussi le regard des gens qui se disent qu’on n’a rien dans la tête. On est payé au Smic avec juste une prime d’ancienneté, notre métier est mal considéré. Mais il demande des compétences, il faut savoir faire face à la violence, toujours avec du dialogue, en gérant son stress. »

« Je ne peux pas parler »

Les professions de la sécurité privé sont encadrées : les agents ont une carte professionnelle et ont été formés pendant 175 heures, soit cinq semaines, avant d’exercer. « C’est assez pêchu. Il y a des mises en situation où on apprend la diplomatie pour désamorcer les situations », témoigne Christophe : « On fait même du démontage d’armes comme des kalachnikovs, pour qu’on sache comment les manipuler si c’est nécessaire. Par contre, on n’a le droit de rien faire quasiment, tout est dans la négociation. Quand il se passe quelque chose de grave, notre rôle c’est de passer un message d’alerte et de porter assistance aux blessés. »

Vers 10h, les agents de sécurité commencent à installer les barrières.Photo : Fantasio Guipont / Rue89 Strasbourg

Un métier difficile donc, et sans avantage. Ce qui crée une sévère pénurie de main-d’œuvre dans le secteur. Depuis la loi Sécurité globale du 25 mai 2021, « les ressortissants étrangers ne peuvent [devenir agent de sécurité] que s’ils sont titulaires d’un titre de séjour depuis au moins 5 ans ». Le niveau B1 de maîtrise de la langue française est également requis.

« Moi je travaille, je suis payé et voilà », balaye un agent positionné sur un pont, cache-cou remonté jusqu’au nez. Il ne semble pas avoir envie de se plaindre. Après un court échange, la plupart des salariés de Polygard rencontrés au niveau des points de contrôle coupent rapidement la conversation. Ils redirigent vers leur direction. « Je ne peux pas parler, je n’ai pas le droit », regrette un homme d’une voix étouffée, vêtu d’un chasuble jaune. Malgré de nombreuses relances, l’entreprise de sécurité titulaire de ce marché public n’a pas souhaité répondre aux sollicitations de Rue89 Strasbourg.

Des coordinateurs encadrent le dispositif toute la journée.Photo : Fantasio Guipont / Rue89 Strasbourg

Seulement une demi-heure de pause

Ceux qui acceptent d’échanger quelques mots évoquent de « longues journées » éreintantes de onze heures et trente minutes, entrecoupées « d’une seule pause d’une demi-heure ». « Le plus dur, c’est le froid et la station debout », confie Youssef El Arbaoui. Il a travaillé sur ces barrages filtrants en 2017 et 2018, l’année de l’attentat, pour la société GVS. Il est désormais gérant de l’entreprise Citadelle surveillance :

« À la fin de mes journées, je me souviens que je n’arrivais plus à marcher, j’avais très mal au dos. C’est difficile physiquement. Dans ma boîte, je fais en sorte qu’il y ait un maximum de roulements pour que les agents puissent changer de poste toutes les deux heures, et parfois être dans l’équipe mobile qui patrouille. »

Mikail (prénom modifié), expose que le rapport avec le public peut-être difficile : « Les gens râlent un peu, surtout au début du Marché, ensuite ils s’habituent. » « Ça fait partie du métier », lance un autre agent : « Des personnes disent que c’est embêtant les contrôles. On répond délicatement. Moi je dis qu’il faut aller voir la maire ou la préfète. » Aucun des employés rencontrés ne se rappelle d’un incident plus grave que des personnes réticentes pour montrer leur sac lors de l’édition 2023.

Chaque pont d’accès au centre-ville est doté d’un barrage filtrant.Photo : Fantasio Guipont / Rue89 Strasbourg

« Un homme a refusé d’ouvrir son bagage au début du Marché de Noël. Les gendarmes ont dû venir pour le forcer. C’est le pire cas que j’ai eu », relate un agent de sécurité. À quelques mètres, un policier affirme de son côté « qu’il n’a rien vu de particulier pour l’instant ». « Ça arrivait que des personnes aient des canifs sur eux, ou des couteaux suisses. On ne pouvait pas les laisser rentrer », se remémore Youssef El Arbaoui : « Là, il faut expliquer à la personne qu’elle doit le déposer quelque part. »

Un dispositif vraiment utile ?

Les agents de Polygard n’ont pas l’autorisation de réaliser une fouille, mais uniquement un contrôle visuel. Un jeune homme raconte traverser le barrage sur le pont Saint-Guillaume tous les jours comme il habite à proximité : « Je passe avec des outils régulièrement, on ne m’a jamais rien dit, je les cache un peu au fond de mon sac. »

Nadia Zourgui (Strasbourg écologiste et citoyenne), adjointe à la maire en charge de la sécurité, détaille la mission des agents de Polygard :

« Il n’y a pas de fréquence de contrôle définie. Les agents doivent vérifier les valises, les gros sacs, ou identifier si des personnes ont des comportements suspects. C’est un premier filtre. Le but est aussi qu’ils regardent bien les passants, pour montrer qu’il y a une vraie surveillance. Les retours que j’ai des Strasbourgeois sont très variés. Certains sont agacés par le dispositif mais d’autres trouvent que les contrôles ne sont pas assez stricts… »

Une femme s’engage entre les barrières du point de contrôle du pont de Paris, à côté des Halles : « C’est fatiguant d’être contrôlée alors que si un terroriste veut commettre un attentat il y arrive. » « Il y a des failles, tout le monde les identifie. On peut entrer dans le centre-ville avant l’installation des barrages par exemple », abonde Youssef El Arbaoui. Le créateur de Citadelle Surveillance est aussi un ancien fonctionnaire du ministère de l’Intérieur chargé de questions de sécurité :

« Ces points de contrôle sont là pour donner un sentiment de sécurité. En réalité, les attentats on les évite grâce aux services de renseignements qui font de la prévention en repérant des personnes qui se radicalisent. Ce n’est pas le rôle des agents de sécurité privée. Si une personne devait ouvrir le feu, ce sont les policiers et les gendarmes armés qui interviendraient. »

Une négociation entre la Ville et la préfecture

La préfecture du Bas-Rhin n’a pas donné suite aux interrogations de Rue89 Strasbourg sur le rôle concret des points de contrôle dans la sécurisation du Marché de Noël. Ce dernier coûte pourtant près d’un million d’euros d’argent public et a un fort impact sur les habitants.

L’élue Nadia Zourgui précise que « dés le début du mandat en 2020, la municipalité a négocié un assouplissement maximum des barrages avec la préfecture » : « Nous n’avons plus les contrôles systématiques. Mais avec la montée du plan Vigipirate et les événements internationaux, la préfète était obligée de conserver un gros dispositif. »

Un million d’euros d’argent public pour « donner un sentiment de sécurité » ?Photo : Fantasio Guipont

Bien que l’État n’hésite pas à avoir recours massivement aux agents de sécurité, il semble peu sensible à leur faible rémunération et à la pénibilité de leur travail. Le gouvernement s’inquiète cependant de ne pas avoir suffisamment de professionnels pour l’encadrement des Jeux Olympiques à Paris en 2024. « Les syndicats ont un moyen de pression avec les JO, peut-être qu’ils en profiteront pour obtenir des accords », espère Christophe.


Tous les ans, pendant un mois, le centre-ville de Strasbourg se pare de guirlandes et de chalets pour accueillir des millions de visiteurs. Fidèle à ses engagements, Rue89 Strasbourg raconte dans cette série « Derrière les lumières » les angles morts du Marché de Noël et met en exergue certaines de ses réalités.

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