« Y’en a marre. » Capucine a 16 ans. Place Dauphine, dans la soirée du lundi 25 novembre, elle porte une pancarte sans fioriture : « Aux femmes assassinées, la patrie indifférente. » S’il est important pour elle de marcher en cette journée internationale contre les violences faites aux femmes, c’est surtout à cause de « tout de qui se passe dans le monde » :
« Il y a le procès Pélicot qui juge une cinquantaine d’hommes qui ont violé une femme, les jeunes filles qui sont obligées de se marier en Afghanistan, la réélection de Trump, un homme ouvertement misogyne, aux États-Unis, les femmes qui meurent à Gaza… »
Si elle se considère « protégée » des violences patriarcales dans sa bulle lycéenne et militante, Capucine est fière d’être « étiquetée » comme féministe par son entourage. « Ça veut dire qu’on peut venir me parler, que je suis un safe space », sourit-elle. « Car si tous les hommes ne sont pas des agresseurs, presque toutes les femmes ont connu des violences par des hommes », assène la lycéenne.
« Trop de femmes vivent des violences »
Selon une série d’études et de statistiques, 97% des mis en cause par la police ou la gendarmerie, dans des affaires élucidées de violences sexistes et sexuelles (VSS) en 2023 sont des hommes. Tous les mis en cause depuis septembre pour avoir violé Gisèle Pelicot, endormie par son mari, sont des hommes. Tous les trois jours en moyenne, un homme tue sa compagne ou son ex-compagne.
Dans la foule qui attend le début des prises de paroles, Carolane, 33 ans, se tient un peu en retrait. L’enseignante chercheuse est triste et en colère. « Trop de femmes vivent des violences et l’intérêt de ce genre de manifestations, c’est de se faire entendre dans l’espace public, qu’on soit beaucoup dans la rue », résume-t-elle.
Au mégaphone, un poème pour les femmes iraniennes est déclamé. La nuit est tombée sur la place et quelques flambeaux éclairent les manifestantes. « D’ici nous saluons Gisèle, nous sommes l’espoir et aucune femme ne marche jamais seule », poursuit une militante féministe. Elle évoque le retrait de la Turquie en juillet 2021 de la convention d’Istanbul, un accord international de 2011 visant à éradiquer les violences faites aux femmes. Mais elle vise aussi la France :
« Car si la Turquie ne traite pas bien les femmes, la France ne respecte pas non plus ce texte. Elle n’intègre pas la notion de consentement pour définir le viol dans le code pénal alors que la Convention le mentionne, ça doit changer ! »
Une idée qui, en renversant la charge de la preuve, divise parmi les juristes et les féministes. Puis une représentante du mouvement de libération des femmes kurdes prend la parole. « La violence contre les femmes, la destruction de nos droits qui continue dans plusieurs pays, ça va au-delà des frontières », souligne-t-elle. Elle évoque le Soudan, où plusieurs femmes se sont suicidées après avoir été violées, le viol étant utilisé par les hommes comme une technique de guerre. « Lutter pour nos droits, pour une vie libre, nécessite une résistance collective », conclut-elle, acclamée par la foule.
« Grandir en tant que femme me fait peur »
Une fois le cortège en marche, quelques fumigènes sont allumés et les slogans fusent. Madeleine, également lycéenne, craint la montée des idées d’extrême droite. « Grandir en tant que femme me fait peur, mais au moins on est ensemble », sourit-elle. La violence, elle la perçoit dans la rue, où elle est parfois harcelée.
Ece, 36 ans, pousse son vélo au milieu de la foule. « La libération est possible, il faut juste démanteler le patriarcat », sourit-elle. Originaire de Turquie, elle trouve que son pays natal banalise les violences mais que la France n’est pas en reste. « Toutes les femmes ont déjà été harcelées dans la rue, même les très jeunes, ça peut commencer quand on a 10, 11 ans », estime-t-elle. Quant à la solidarité entre les femmes de différents pays, elle la chérit :
« Ça fait une dizaine d’années que les combats des unes font les victoires des autres, sur le droit de vote, celui de disposer de son corps, d’être autre chose qu’un objet dont les hommes sont propriétaires. On se bat chacune dans nos pays, on s’entend, on s’écoute. Même si chaque pays a des problèmes différents, qu’en France on a plus de droits qu’en Afghanistan, qu’on est mieux loties ici qu’à Gaza… C’est en luttant collectivement qu’on va gagner. »
Un peu plus loin, Clémentine, 31 ans, donne des exemples quotidiens de l’oppression qu’elle et ses amies subissent quotidiennement. « Les hommes qui prennent la parole à notre place, qui font des monologues, qui nous coupent, qui font des blagues lourdes… » Dans un contexte de travail, ou même sur les pistes cyclables :
« À vélo, ça arrive que des hommes s’emportent et ça me fait toujours peur. Je me demande quelle est l’étape d’après si c’est si facile pour eux de hausser le ton. »
Dénoncer la charge mentale
Face à ces évènements, Clémentine se sent mal et a envie de se révolter. « Donc je manifeste », conclut-elle en partant saluer une amie. Le cortège arrive place d’Austerlitz, alors que la pluie commence à tomber. Inès a un bonnet vissé sur la tête et un accent d’ailleurs. Tout juste arrivée de Toulouse, elle identifie les violences patriarcales surtout au sein de son couple. « Ce n’est pas que j’en fais plus que lui, car si je lui demande de participer aux tâches, il le fait. C’est surtout que je pense plus à ce qu’il faut faire », explique-t-elle, décrivant sa charge mentale :
« Ça peut évoluer si on en parle, mais la plupart de mes amies n’en parlent pas. Si tout le monde se tait c’est comme tout, ça ne change pas. C’est pour ça qu’il faut manifester collectivement. »
Beaucoup de femmes durant la manifestation ont estimé ne pas être « la mieux placée » pour parler des violences patriarcales. D’autres encore se sentent privilégiées d’être en France et pas en Afghanistan, tout en craignant que l’extrême droite ne vienne remettre en cause les droits des femmes, le droit à l’avortement surtout.
Portant fièrement sa pancarte, Romane clame haut et fort vouloir la fin du patriarcat comme cadeau de Noël. « C’est un truc que je demande en sachant que je ne l’aurai pas », précise-t-elle en riant. Mécanicienne cycliste, elle constate être oppressée dans sa vie de tous les jours. « Je ne me sens pas respectée, je dois constamment parler plus fort que les hommes pour qu’on m’entende au même niveau qu’eux », estime-t-elle :
« Dans la sphère familiale, je sens que mes frères sont plus écoutés que moi. Ils ont plus de poids et plus de choix, de faire ou non des études, d’avoir ou non de l’ambition. Ça me met en colère et je me sens impuissante. »
Place du Corbeau, Morgane et Marie ferment la marche. Les inégalités, elles les observent elles aussi dans leur travail. « Je suis professeur des écoles et je vois bien que les femmes vont plutôt être en maternelle, avec les petits, comme si c’était leur place », explique Morgane. « Et évoluer dans un emploi, progresser, ça a l’air plus compliqué quand tu es une femme », appuie Marie.
Manque de confiance envers les hommes
Le résultat de ces oppressions, réelles ou perçues par les deux amies ? « Ça suscite de la peur de l’angoisse et finalement on a encore moins confiance en nous », explique Morgane, chez qui le procès Pélicot a fait naître un manque de confiance envers les hommes de son entourage. « On se demande si on les connaît vraiment, car au procès ce sont des hommes qui ont l’air ordinaires qui sont accusés », soulève-t-elle.
Toutes deux considèrent que la solution passe par l’éducation, au consentement par exemple et au respect, dès le plus jeune âge chez les petits garçons et les petites filles. « Avec les femmes du monde entier, nos combats sont similaires, ils sont juste à différentes échelles », conclut Marie : « Comme si on savait très bien ce qu’on vivait les unes les autres, c’est la sororité. »
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