Martine et Nadia, employées de l’usine de matériel électroménager Gaggenau à Lipsheim, marchent ensemble, au milieu du cortège CGT. Mardi 31 janvier, cette deuxième journée de mobilisation à Strasbourg rassemble près de 20 000 personnes. Impensable pour les deux ouvrières de ne pas être présentes, tant elles se sentent concernées par la réforme des retraites. Martine raconte comment son corps est déjà marqué par le travail :
« J’ai commencé à 14 ans, j’en ai 52 aujourd’hui. Je suis cassée, j’ai peur de mon état à 64 ans. Je me suis fait opérer trois fois du dos et une fois du poignet à cause de tendinites à répétition. Je touche 2 000 euros, mais avec des primes, si je tiens jusqu’à 62 ans j’aurai 1 300 euros de pension à peu près. Est-ce que je pourrai profiter de ma retraite ? Je ne sais pas. Hors de question que cette réforme passe. »
« Comment je vais être dans 20 ans ? »
Comme Nadia, elle s’est occupée de sa famille en plus de son travail. Son fils est malade et sa mère était dépendante d’elle pendant 12 ans. Nadia a deux enfants. Elle souffre d’une spondylarthrite ankylosante qui provoque des inflammations douloureuses pour ses articulations. À 47 ans, à cause des mouvements répétitifs que son métier lui demande, elle a aussi des tendinites à répétition, ainsi que des douleurs musculo-squelettiques, au dos et aux épaules :
« Comment je vais être dans 20 ans ? Si j’arrête avant 64 ans, combien je toucherai pour ma retraite ? Je suis à 1 700 aujourd’hui. On est en deux huit. Le service du matin commence à 5 ou 6h selon la charge de travail, et dure jusqu’à 13h30. Celui de l’après-midi commence à 13h30 et fini à 21h ou 22h. On fait entre 35 et 40h par semaine, avec des horaires difficiles. Déjà là, parfois, je renonce à voir ma fille parce que je suis trop fatiguée. C’est dur de se dire que ma vie est aussi impactée par mon travail. »
Une marée humaine
Rue de la Mésange, la foule devient plus dense. Vers 15h30, une marée humaine s’étend de l’avenue de la Liberté à l’arrêt Porte de l’hôpital, en passant par les places Broglie et Kléber. Des fumigènes rouges embaument la rue. Les militants de la CGT Métallurgie jettent pétards et feux d’artifices, alors que le rythme des fanfares et des percussions accompagnent les manifestants. Beaucoup sont surpris par l’ampleur du cortège, qui semble encore plus vaste que celui du 19 janvier, déjà historique.
François est salarié de Daramic, à Sélestat, depuis 40 ans. Son entreprise de plasturgie produit des pièces à destination de l’industrie automobile 24h sur 24. Les yeux rouges, François évoque un ancien collègue mort deux ans après son départ en retraite : « J’en connais aussi qui sont décédés avant », s’inquiète t-il. Âgé de 60 ans, il devrait pouvoir finir sa carrière sans que les effets de la réforme ne se fassent sentir sur lui. À l’usine, il est très exposé au bruit. Son médecin a récemment constaté une importante perte d’audition, en plus des classiques douleurs articulaires :
« Je vois beaucoup de personnes en dépression autour de moi. Quand on travaille de nuit, dans des conditions difficiles, qu’on voit que notre santé se dégrade, c’est très dur. Qu’ils viennent faire notre boulot ceux qui décident de cette réforme, rien qu’un mois, ils changeraient d’avis. »
« Les gens sont déterminés dans cette lutte car l’enjeu est énorme. On sait tous que cette réforme est injuste, qu’ils ont d’autres moyens pour financer les retraites« , souffle François. En tête de cortège, une grande clameur s’élève. Les plus déterminés enchaînent les slogans. Bastien est ouvrier viticole à Blienschwiller. Il montre ses mains, marquées par le bois qu’il a dû tirer ces dernières semaines, malgré la résistance des vrilles qui permettent à la plante de s’accrocher.
« On va gagner sur ce coup là »
« Le plus compliqué c’est au printemps, parce qu’on doit beaucoup se baisser pour entretenir la vigne. Mais l’avantage, c’est qu’il y a moins d’humidité et qu’il fait moins froid ». Du haut de ses 34 ans, il liste déjà des symptômes : douleurs aux genoux, au dos, aux mains… Comme de nombreuses personnes de sa génération, il a commencé à travailler à 26 ans.
Si la réforme passe, il devra aller jusqu’à 67 ans pour éviter une décote de sa retraite, malgré des emplois particulièrement pénibles :
« J’ai fait une fac d’histoire et ensuite un BTS agricole. Pour moi, c’est impossible d’imaginer continuer comme ça pendant des décennies. Il faudra que je trouve autre chose pour tenir, d’autant que les ouvriers agricoles sont particulièrement mal payés. Et c’est nous qui devons nous sacrifier selon le gouvernement ? C’est absurde quand on voit les cadeaux qui sont faits aux grosses entreprises dans le même temps, avec le CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, NDLR) ou le manque de lutte contre l’évasion fiscale par exemple. »
Martine, Nadia, François et Bastien, interrogés aux quatre coins de la manifestation ce mardi, se disent toutes et tous déterminés à poursuivre la mobilisation contre la réforme des retraites ces prochaines semaines. « On va gagner sur ce coup-là », estime Martine, optimiste.
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