Une vieille dame, pantalon blanc élégant, les jambes écartées et solidement ancrées dans le sol. Une balle jaune de ping-pong rebondit, s’élève au ralenti… une erreur du débutant en face. Un bras fuse et un smash parfait vient écraser la balle sur la table. Liliane, 92 ans, a encore frappé.
Il faut dire qu’elle a un peu d’expérience : tous les jours dès qu’un rayon de soleil apparaît, cette championne de tennis de table sort à Strasbourg, à la Meinau, dans la Petite-France ou à l’Orangerie, pour rencontrer des adversaires improvisés, à sa taille ou non.
« Il y avait des tables de ping-pong dans une église »
Liliane a commencé le ping-pong à l’âge de 12 ans, en famille, avec sa mère, « ancienne championne de tennis ». C’est tout naturellement qu’elle donne rendez-vous pour se rencontrer « sur un banc, en face les deux tables de ping-pong », place de l’Île-de-France, dans le quartier de la Meinau où elle réside. Et de préciser : « j’ai toujours préféré jouer dehors, même quand je faisais de la compétition. Je ne peux pas rester enfermer tout le temps dans une salle. »
Sur une simple table en bois ovale agrémentée d’un filet, à ses débuts, au Baggersee… Liliane Devic a joué du tennis de table partout et même… dans une église :
« Avant il y avait deux tables au sous-sol d’une église à Lingolsheim. J’y emmenais ma fille quand elle avait 10 ou 11 ans. Puis un jour, le curé en a eu marre et a refusé qu’on joue à l’intérieur. Ça m’a vraiment mise en colère. »
Des anecdotes de pongistes, la retraitée en a des tonnes… L’une d’elle se déroule, dans une brasserie à la Robertsau. La jeune Liliane, 25 ans, vient pour y jouer « avec le fils du gérant, qui fait de la compétition », parce qu’il « suffit de payer une consommation pour pouvoir jouer une heure. » Un jour, un militaire en permission pousse la porte de l’établissement… Autour d’une bière, d’une petite balle jaune et d’un peu de sueur, c’est le début d’une histoire d’amour :
« Je l’ai tout de suite battu, il n’était pas très bon. On s’est mariés dans la foulée ! »
55 titres à son actif
C’est à peu près à la même époque que Liliane a commencé la compétition, après la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle elle n’a pas pu toucher une balle :
« J’ai choisi le ping-pong parce que ça coûtait moins cher que le tennis. À l’époque je devais élever des enfants, je ne pouvais pas me permettre de pratiquer un sport trop cher. Et puis mon mari n’était pas très bon au tennis, alors pour s’entraîner, ce n’était pas l’idéal ! »
Elle enchaîne les rencontres, voyage partout, « à Thionville, Cannes ou dans le Jura » et rafle les trophées.
Le titre dont elle est le plus fière ? « Celui de championne de France, bien sûr ! » Deux fois en, catégorie vétérans, en simple dames en 1990 et doubles mixtes en 1996. La championne s’est constituée un carnet, avec tous les palmarès obtenus. Elle l’a relié elle-même, forte de son expérience et de sa formation dans les arts décoratifs, qu’elle a enseignés un temps, bénévolement, à la maison des jeunes. Elle n’a par ailleurs jamais travaillé en plus du ping-pong. Assise à l’ombre sur le banc, Liliane tourne amoureusement les pages, caresse les titres, témoins d’une vie de rencontres sportives.
Aujourd’hui, elle joue avant tout pour le plaisir, avec plus de précautions :
« J’ai arrêté la compétition à 83 ans. Niveau physique ça n’allait plus, je ne pouvais plus rivaliser face à des jeunes de 40 ans ou 60 ans, en catégorie vétérans. Même en jouant comme je le fais maintenant, j’ai peur de tomber. Je laisse les jeunes ramasser les balles. »
Une vie de rencontres grâce au ping-pong
Liliane défend un esprit de partage et de convivialité au sein de son quartier :
« Je joue avant tout pour rencontrer des gens. Je ne propose jamais de match, c’est uniquement pour le plaisir de jouer. J’aimerais créer quelque chose ici, à la Meinau, où j’habite, que tout le monde joue avec tout le monde. Certains ne jouent pas avec les petits, alors qu’il faut bien leur apprendre… »
Elle étend le bras sur le banc, son chapeau de paille pendant dans la main. Un habitant de la Meinau, béquille à la main, passe et la salue. Liliane sourit de cette rencontre :
« Parfois des gens me disent bonjour dans le rue, je me dis que je les ai certainement rencontrés à la table. Une fois j’ai croisé un jeune à la sortie de l’école. Il m’a appelée mamie ping-pong. »
Des rencontres, Liliane Devic en a fait beaucoup, en 60 ans de compétition et autant d’échanges de balle en plein air. Elle en garde un souvenir enthousiaste ou ému :
« Il m’est arrivé plein de bonnes choses grâce au ping-pong en plein air. Une fois, il y a quelques années, j’ai joué avec des clochards place des Orphelins, très polis. L’un d’entre eux s’est absenté, puis est revenu en me disant “tenez, j’ai choisi une boisson pour vous”. Ce n’est même pas un gars avec qui j’avais joué, c’était très respectueux, ça m’a touchée. Je ne les ai jamais revus. »
« J’ai demandé à la mairie plus de tables de ping-pong »
Liliane s’est battue pour que ces rencontres soient possibles ou continuent d’exister. Quitte à faire du grabuge auprès de la mairie. À Mamie ping-pong, armée de sa raquette et de son sourire avenant, on ne refuse rien. Elle se souvient :
« J’avais demandé à Fabienne Keller lorsqu’elle était maire si elle pouvait mettre deux tables de ping-pong au Baggersee. Elle en a mis quatre, exactement où je voulais ! Malheureusement, les tables ont été brûlées… »
L’actuel maire de Strasbourg Roland Ries a aussi eu à faire à la tenace Liliane : « Un jour, j’ai fait savoir qu’il manquait des tables de ping-pong à Strasbourg. Deux ans après, de nouvelles tables étaient installées. » De là à dire que c’est la nonagénaire qui a fait pencher la balance, il n’y a qu’un pas…
Lorsque la place de l’Ile-de-France fut inaugurée, elle est venue à la rencontre du maire pour lui proposer une partie :
« Il a tout de suite accepté, même si ses conseillers ont semblé surpris sur le coup. C’était très sympathique. Je l’ai remercié pour les tables. Il m’a dit avec le sourire : “On ne peut rien vous refuser !” »
Mais aujourd’hui elle l’admet, « je n’ai plus la force de me battre pour ce genre de choses. Et puis quand je vois les dégradations faites aux tables, ça me fait mal au cœur… »
« Sans le ping-pong je n’aurais pas vécu aussi longtemps »
Sur son passage, Liliane a en tout cas marqué beaucoup de gens. Gilbert Kraemer, membre du Racing Club de Strasbourg (RCS) tennis de table, au sein duquel Liliane a joué une trentaine d’années garde un souvenir ému de la vieille dame :
« Bien sûr que je me souviens d’elle ! Qui peut oublier Liliane Devic ? On a fêté ses 90 ans avec elle. C’est quelqu’un d’une grande gentillesse, elle est aussi sympathique que sportive, même si elle a ses petits problèmes de santé maintenant. Certains gamins l’attendent pour jouer avec elle à l’Orangerie ou au Baggersee. Un jour un de mes neveux m’a raconté s’être pris une raclée par une vieille dame. J’ai tout de suite su que c’était Liliane. Certaines femmes ont du rouge à lèvres dans leur sac à main. Pour Liliane, c’est une raquette et une balle, elle ne sort jamais sans ! »
Et ça ne risque pas de changer de sitôt, parole de Liliane :
« Le club du troisième âge, je n’y vais pas ! J’aime bien jouer au Scrabble, mais les autres personnes sont bien trop lentes ! Moi, je voudrais mourir d’une crise cardiaque, une raquette à la main… »
Mais ce n’est pas pour tout de suite : le ping-pong, c’est pour Liliane, un vrai secret de longévité.
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