Tout nouvel arrivant en Alsace ou en Moselle s’interroge un jour sur les raisons qui font qu’il n’a pas à se lever pour aller travailler le vendredi qui précède Pâques ou le 26 décembre, jour de la Saint-Étienne. S’il pose la question à ses voisins, collègues ou amis natifs de la région, il risque de se voir répondre – selon une idée largement répandue – que c’est « grâce au Concordat ». Il n’en n’est rien.
L’origine de ce particularisme remonte en réalité à l’annexion de l’Alsace et de l’actuelle Moselle (on parlait alors d’Alsace-Lorraine) par l’Empire allemand, à l’issue de la guerre de 1870. Benoît Vaillot, historien à l’Université de Strasbourg et spécialiste de la Première Annexion, explique qu’il existait pourtant une subtile distinction à l’origine entre ces deux jours :
« Le Vendredi Saint et la Saint-Étienne ont été institués en tant que jours fériés en Alsace-Moselle par une ordonnance impériale en date du 16 août 1892. La Saint-Étienne concerne alors tout le monde, tandis que le Vendredi Saint n’est férié et chômé, à l’origine, que pour les communes d’Alsace-Lorraine qui disposent d’un temple protestant ou d’une église mixte. Soit en fait 20 % d’entre elles environ. Le caractère férié du Vendredi Saint se généralise avec le retour des “provinces perdues“ à la France, après 1918. »
Mettre l’Alsace et la Moselle au rythme de l’Empire
Pourquoi une telle disposition impériale ? Pour « mettre l’Alsace-Lorraine au rythme de l’Empire allemand », poursuit l’historien :
« Ces deux jours sont alors fériés dans beaucoup d’endroits, outre-Rhin. Cela participe également à rallier la population de cette nouvelle région à l’Empire allemand, car les habitants restent encore attachés à la France. Dans ce contexte, l’octroi du Vendredi Saint pour les protestants n’a rien d’anodin, puisque ces derniers – particulièrement les luthériens – sont de loin les plus favorables à la présence allemande à l’époque. Cette ordonnance est à la fois un alignement sur le reste de l’Empire et une forme de récompense. »
En plus de ces deux jours fériés supplémentaires – qui n’existent pas ailleurs en France – les Alsaciens et les Mosellans bénéficient aussi des mesures sociales allemandes, et expérimentent le modèle bismarckien de la sécurité sociale à une époque où « il n’y a rien de tel en France », explique Benoît Vaillot.
Normalisation douloureuse pour ces deux provinces
Et le Concordat alors ? Signé entre Napoléon Ier et la papauté bien plus tôt, en 1801, cet ensemble de dispositions qui organisent les relations entre l’État et les différents cultes (catholique, luthérien, réformé et israélite) continue de s’appliquer en Alsace-Lorraine après l’annexion allemande (1871), alors que dans le reste de la France, la loi de 1905 y met fin. L’Empire allemand amende, reformule mais maintient ces dispositions.
En 1918, l’Alsace et la Moselle reviennent dans le giron français, mais non sans douleur :
« Pour le gouvernement français, il s’agit de normaliser ces deux provinces. Il y a une volonté d’en faire des territoires français comme les autres. Des commissaires de la République sont envoyés à Metz, Colmar et Strasbourg : on commence à réorganiser l’administration sur le modèle du reste de la France, mais cela se fait de manière parfois brutale. Du jour au lendemain, on a une imposition de la langue française dans l’administration. Par exemple, les instituteurs en Alsace-Lorraine, bien que parfois francophiles, ne parlaient pas forcément le français. Certains ont été remerciés et remplacés par d’autres venant “de l’intérieur” qui bénéficièrent de primes spéciales, ce qui a été mal perçu localement. »
Benoît Vaillot, historien.
Une mobilisation de grande ampleur
Confrontés à une population très largement non francophone, les fonctionnaires venus de la France « de l’intérieure » ont fait preuve de maladresse, faisant sentir aux Alsaciens et aux Mosellans qu’ils n’étaient pas des Français tout à fait comme les autres. « Rapidement, on passe de l’éblouissement tricolore du lendemain de la Première Guerre mondiale, à une certaine désillusion dans les années 1920, surtout chez les Alsaciens, moins chez les Mosellans », poursuit Benoît Vaillot.
À la réintégration, en 1918, les jours fériés supplémentaires et le financement des cultes font partie des dispositions prorogées par le gouvernement français, pour des raisons de commodité administrative. Mais rapidement, l’exécutif affiche sa volonté de « normaliser » l’Alsace et la Moselle en les abrogeant. Dans le contexte tendu de la réintégration, les populations locales se mobilisent. « Dans les années 1920, on assiste à une union politique assez exceptionnelle, des communistes aux catholiques. Elle culmine en 1926 avec le Heimatbund, ou alliance de la patrie, en allemand. Il y a aussi des mobilisations locales, des manifestations, des pétitions, etc. On en parle dans chaque paroisse ! » raconte l’historien.
Front commun pour les particularismes locaux
Ce front commun vise à réclamer l’autonomie et à défendre l’ensemble des particularismes locaux : les dispositions concordataires qui permettent le financement des cultes, les deux jours fériés supplémentaires et diverses mesures sociales héritées de l’annexion. Si chacune de ces particularités a une origine et un fondement juridique différent, leur ensemble constitue un bloc identitaire pour les Alsaciens. Hors de question, pour nombre d’entre eux, de toucher à quelque disposition que ce soit.
En 1924, le gouvernement du cartel des gauches d’Édouard Herriot crée une énième crispation autour du régime des cultes d’Alsace-Moselle.
« Son programme, c’est clairement la laïcité partout, pour tous, maintenant, avec application à tout le territoire de la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905. Il y a alors une levée de boucliers en Alsace, mais aussi dans le reste de la France catholique. L’abrogation du régime des cultes est finalement abandonnée, et le Conseil d’État confirme son exception juridique. »
Aujourd’hui, le fait que le Vendredi Saint et la Saint-Étienne soient fériés en Alsace est inscrit dans le code du travail. Rien à voir avec le régime des cultes d’Alsace-Moselle donc. Mais la confusion qui demeure encore aujourd’hui vient sans doute du fait que ces particularismes locaux ont été défendus ensemble, au siècle dernier.
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