Ils sont en France depuis 2017. De prime abord, Greg et Nicole (les prénoms ont été modifiés) sont des lycéens comme les autres. Parfaitement francophones, vêtus de doudounes noires, vissés à leurs téléphones. Sont-ils suffisamment « gentils » pour plaire au ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, qui semble préparer une nouvelle loi sur l’immigration avec des critères de sélection étonnants ?
L’un rêve de devenir avocat, l’autre, comédienne. Mais Greg et Nicole ne rentrent pas tous les soirs dans un appartement où ils peuvent réviser confortablement. Sans papiers, les deux jeunes errent dans des hébergements d’urgence, chez des proches ou voire dans une voiture. « Ce n’est pas toujours facile mais je me débrouille pour faire au mieux les devoirs qui sont notés », explique Greg, qui passe son bac de français à la fin de l’année.
Lycéens et engagés
Parmi les lectures obligatoires pour préparer l’épreuve anticipée, il affectionne particulièrement l’ouvrage intitulé Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d’Olympe de Gouge, guillotinée en 1793. « Elle se battait pour l’égalité après la Révolution française mais n’était pas prise au sérieux. C’est un exemple pour moi car avec notre collectif, on se bat pour notre égalité. »
Car depuis novembre, Greg et d’autres se sont constitués en collectif nommé « Familles exilées, insérées, engagées pour les papiers » pour échanger sur les recours disponibles pour se maintenir en France. Ils manifestent également devant la préfecture pour demander une égalité de traitement et le droit de rester là où ils s’impliquent depuis bientôt six ans.
« Ce truc d’être gentil avec les gentils, on voit bien que ce n’est pas vrai, on nous traite comme des méchants, c’est pour ça qu’on manifeste », explique-t-il. « Parmi les demandeurs d’asile il y a des individus qui sont irréprochables, respectables et qui n’ont jamais enfreint de lois », abonde Nicole.
Les parcours migratoires des deux lycéens sont similaires. Après plusieurs mois en Allemagne, les deux familles viennent demander l’asile en France en 2017, comme le permet le premier article de la convention de Genève ratifiée en 1954. Greg avec ses deux parents, son frère et sa sœur, Nicole avec sa mère, ses quatre sœurs et son frère. L’asile leur est refusé à plusieurs reprises (voir notre article sur le parcours de demande d’asile).
Mais Greg et Nicole ne peuvent pas retourner dans leur pays d’origine. « Si on rentre en Albanie, on est en danger, mes sœurs et moi », explique Nicole. Ils restent donc en France où ils sont scolarisés et demandent des réexamens de leurs demandes. En Arménie, d’où est originaire Greg, l’Azerbaïdjan bloque l’accès à la région du Haut-Karabakh depuis décembre 2022, laissant des milliers d’Arméniens dans la faim et l’incertitude.
Pluie d’OQTF, toujours annulées ou caduques
Ils reçoivent en outre des obligations de quitter le territoire français (OQTF), parfois annulées car la famille est encore en demande d’asile, parfois devenues caduques car non appliquées pendant plus d’un an. « Au début ça me faisait peur, je pensais qu’ils allaient nous renvoyer dans notre pays, mais en fait, c’est ici chez moi », explique Greg. Parti d’Arménie à neuf ans, il n’y est jamais retourné.
En dernier recours, les deux jeunes et leurs familles ont demandé à la préfecture des « admissions au séjour exceptionnelles ». Ces demandes ont été refusées : « rien ne s’oppose à ce que [les enfants] accompagnent leur mère dans le pays de destination [l’Albanie, NDLR] où il n’est ni établi ni allégué qu’ils ne pourront s’adapter facilement », lit-on sur le refus opposé à la mère de Nicole.
Pourtant, la circulaire Valls de 2012 précise aux responsables de l’État comment interpréter les dispositions du Code d’entée et de séjour des étrangers arrivants (Ceseda). Elle explique que pour caractériser la vie familiale, les enfants doivent être scolarisés depuis au moins trois ans et la famille établie en France depuis cinq années. Deux conditions que remplissent les familles de Greg et de Nicole.
C’est les mains occupées par deux pochettes en carton que Nicole s’installe à la table du café pour raconter son histoire. Elle profite de ses deux semaines de vacances pour faire le point sur les documents demandés par la préfecture, par son avocat et par l’assistante sociale. Mais surtout, elle a plus de temps pour apprendre son texte. « Depuis février 2022 je fais partie d’une troupe de théâtre », explique-t-elle, des étoiles dans les yeux. « Quand je suis sur scène, je me sens bien, je ne pense plus aux problèmes de bagarres à l’hôtel où nous sommes logés ni au fait que je n’ai pas de papiers ».
Rêver de papiers et de projecteurs
Deux fois par semaine, elle répète sur les planches et affine son interprétation de la Toinette de Molière. La représentation du Malade Imaginaire qu’elle travaille depuis un an approche :
« Un mois après avoir commencé le théâtre, j’étais déjà sur scène, j’ai pris confiance : c’est l’effet des personnes qui sont gentilles et qui t’encouragent ».
Parmi ces personnes, Jean-Pierre met en scène le spectacle. Il a été surpris à la découverte de la situation de la comédienne. « Au début elle n’en parlait pas, c’est quand on la ramenait chez elle après les répétitions que je me suis rendu compte qu’elle vivait dans un hôtel », se souvient-il. S’il vient titiller sa timidité lorsqu’elle est en scène, Jean-Pierre respecte la pudeur de Nicole quand vient le temps de parler de sa vie personnelle. « Je ne veux pas que tout le monde sache, après ça parle, au lycée », élude la jeune femme, qui n’invite jamais ses amis chez elle.
Partie à six ans et demi de son village d’Albanie où elle gardait des moutons et n’allait en ville que « deux ou trois fois par an », Nicole a déjà eu plusieurs vies. « En arrivant en Allemagne, je passais mes journées à jouer au ping-pong car on n’avait pas école », explique-t-elle. À son arrivée en France, elle doit apprendre la langue pour pouvoir suivre les cours au collège. Admise au lycée, elle étudie aujourd’hui les métiers de l’accueil.
Pudeur au lycée
Chaque début d’année, Claire-Marie Blandin contacte les parents de ses élèves pour faire connaissance. C’est comme ça qu’elle découvre que Greg n’a pas de papiers et dort parfois dans une voiture. L’enseignante met tout de suite en place une aide pour qu’il ait accès à des fournitures scolaires et à la cantine. « Je lui ai proposé de mettre au courant ses camarades, mais il a refusé ». « Ça ne les regarde pas, s’ils ne savent pas, je peux être qui je veux », précise Greg, préférant lui aussi être un élève comme les autres. En section internationale allemand, il a obtenu les félicitations du conseil de classe au premier trimestre.
Dans le lycée de Greg, après la dernière OQTF reçue par la famille, les lettres de soutien se sont multipliées de la part de ses professeurs. Toutes « à titre personnel », précise son enseignante principale, et non au nom de l’établissement. On y découvre un élève « remarquable », « curieux », « investi », « soucieux des autres », « manifestant une envie de réussir », fournissant un travail « régulier et approfondi ». Une pétition a également circulé entre les enseignants du lycée et réuni des dizaines de signatures.
Nicole voit son futur en France. Et si ses deux grandes sœurs commencent à fonder des familles, elle reste concentrée sur ses études et ses ambitions. « D’abord, je veux arriver à avoir des papiers, pour le reste, on verra », sourit-elle, lucide.
Les deux adolescents doivent se présenter en février et mars devant le tribunal administratif de Strasbourg pour tenter d’obtenir, malgré le refus de la préfecture, de nouvelles autorisations exceptionnelles de séjour.
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