D’un côté, il y a Strasbourg, sa cathédrale, ses tartes flambées et son Parlement, qui règne en maître sur le quartier du Wacken. De l’autre, Luxembourg, ses fortifications signées Vauban, son Hunnegdrëpp (une délicieuse liqueur au miel) et sa Cour de justice, qui trône sur le Kirchberg. Comme le stipule le traité d’Amsterdam, les deux villes (de même que Bruxelles) se doivent d’accueillir un siège du Parlement européen, ce qui font d’elles des « capitales de l’Union européenne ».
Si les séances plénières du Parlement européen (durant lesquelles votent quelque 751 eurodéputés sur les textes qui façonnent l’avenir de l’UE – et focalisent donc souvent l’attention) se déroulent une fois par mois en moyenne à Strasbourg, Luxembourg, elle, héberge le Secrétariat général de l’institution, de même que le service de traduction.
La CJUE, sans cesse confondue
Loin du « temps politique », le Parlement européen à Luxembourg est donc la facette administrative de l’institution. Or malgré la présence dans ses bâtiments de l’hémicycle originel, seuls 31 visiteurs ont visité le Parlement européen à Luxembourg en 2017… contre 85 562 à Strasbourg la même année. L’eurodéputée alsacienne Anne Sander ne s’en étonne que peu :
« Le Parlement européen, c’est vraiment là où s’expriment les citoyens dans le processus législatif, là où sont actées toutes les décisions européennes. Toutes les institutions contribuent à construire l’UE, mais Strasbourg a quelque chose de particulier. Les gens veulent voir comment le Parlement fonctionne, ils sont attirés car c’est un lieu de pouvoir. Pour toutes ces raisons, ils viennent à Strasbourg, pas à Luxembourg ni à Bruxelles. »
Le Parlement européen n’est pas la seule institution à Luxembourg, loin de là. La capitale compte aussi bon nombre d’agences. Au total, une douzaine d’organes européens sont à recenser sur le territoire du Grand-duché. L’un d’entre eux, la Banque européenne d’investissement (BEI), joue un rôle crucial sur les marchés financiers. Ambroise Fayolle est l’un de ses vice-présidents. Arrivé à Luxembourg en 2015, il l’admet :
« C’est sûr que parmi les capitales européennes, Luxembourg n’est pas la ville la plus connue ! Pourtant, la Cour de justice de l’UE (CJUE) y est implantée, mais c’est dommage, elle est sans cesse confondue, avec la Cour de La Haye [la Cour internationale de Justice, ndlr.] ou la Cour européenne des droits de l’Homme [à Strasbourg, ndlr.] notamment. La BEI c’est pareil, elle est méconnue. Mais je crois que cette discrétion vient du fait que les institutions à Luxembourg ont moins vocation à avoir une parole extérieure que la Commission européenne ou le Parlement européen. »
Cyril Nourissat, professeur de droit de l’UE à Lyon, a lui aussi son idée sur la question :
«Luxembourg est aujourd’hui, parmi les capitales européennes, celle qui quantitativement compte le plus d’institutions. Mais alors qu’on a à peu près identifié le fait que Strasbourg accueille l’hémicycle du Parlement européen, le lien entre la CJUE et Luxembourg est moins clair. La raison a sûrement à voir avec la nature de l’institution : le juge est un être discret, alors que le parlementaire, lui, est un personnage public. »
Sur le plateau de Kirchberg à Luxembourg (le quartier européen de la ville), juste en face du mastodonte de verre estampillé « BEI » se dresse en effet un cube foncé, jouxté de deux hautes tours : la fameuse Cour de justice de l’UE, qui veille à l’application du droit de l’Union. Pour beaucoup, le vrai visage européen de Luxembourg, c’est elle. Y siègent des avocats généraux et des juges venus de toute l’Europe. En 2017, la CJUE a accueilli quelque 19 874 curieux, venus visiter la juridiction. Antoine Briand travaille au sein de la Cour depuis quelques mois et explique :
« Il n’y a pas de doute à avoir : Luxembourg prend soin de ses institutions ! La plupart des institutions européennes ont une branche dans cette ville et on observe une véritable volonté de les choyer afin que Luxembourg reste une capitale européenne. La Cour, elle, accueille de nombreux visiteurs, des étudiants, des délégations officielles et autres magistrats nationaux et c’est très bien. Venir à la Cour vaut la peine ! Mais je comprends bien qu’il y ait plus d’intérêt à dire « J’ai été au Parlement européen ! » que « J’ai visité la CJUE… » Peu importe, il est important de connaître et de visiter toutes les institutions. »
Car sans les connaître, comment espérer s’en faire une opinion ? Une grande enquête réalisée en 2014 par Eurostat (le service des statistiques de l’UE… aussi basé à Luxembourg) révèle ainsi que 93% des Européens « ont déjà entendu parler » du Parlement européen. Pour la Commission européenne et la Banque centrale européenne (à Francfort), ces taux sont légèrement plus bas. Des statistiques similaires n’existent pas pour la CJUE ni pour les autres institutions luxembourgeoises. Quoi qu’il en soit, pour Emilie Muller, Alsacienne embauchée au Luxembourg depuis 2015, des efforts de taille restent à fournir de la part du Grand-duché pour faire connaître son patrimoine européen :
« Pour être honnête, avant d’arriver à Luxembourg, je n’avais pas idée qu’il y avait toutes ces institutions ici ! J’ai découvert cela en visitant la ville. Petit à petit, je me suis rendue compte qu’il y en a énormément de gens venus vivre à Luxembourg pour travailler dans les institutions européennes. Dans le monde professionnel, je ne compte plus non plus les projets en lien avec l’Europe. Certains ici disent que Luxembourg est la capitale de l’Europe, personnellement je trouve que l’identité européenne est davantage mise en avant à Strasbourg. Il y a par exemple des panneaux qui indiquent le Parlement européen dès l’autoroute ! »
« Pas là pour faire du cinéma ! »
Pourtant, au sein du ministère des Affaires étrangères et européennes du Luxembourg, on se défend, tout en ayant le sentiment de ne pas tout à fait se battre à armes égales :
« On a beau être moins connu que Strasbourg, c’est pourtant ici, au Luxembourg, que tout a commencé, avec la CECA (communauté du charbon et de l’acier) ! On travaille beaucoup à notre visibilité : on a un site internet, des brochures, des choses assez habituelles, quoi… On a aussi organisé pas mal de consultations citoyennes. Même Emmanuel Macron était là. Mais même si on a des mastodontes comme la CJUE, les travaux, ici, sont plus techniques, moins médiatiques qu’au Parlement européen. A Luxembourg, c’est moins le cirque ! A la CJUE, ce sont des juges qui travaillent, pas des députés qui font le show sur Twitter ! La Cour des comptes non plus n’est pas là pour faire du cinéma ! Notre créneau, finalement, c’est un peu tout ce qui est juridico-financier. Ça peut paraître ennuyeux mais c’est important. Et pour cela, il faut du calme et de la sérénité. »
Pour sa part, Danièle Lamarque, la membre française de la Cour des comptes européenne, se plaît de cet environnement propice à la réflexion, même si elle loue aussi la vitalité et le multiculturalisme de sa ville et de son institution :
« Nous sommes 900 à la Cour et on entend parler toutes les langues… C’est d’ailleurs assez rare que l’on soit marié à une personne de la même nationalité que soi… Ici, l’Europe se perçoit quotidiennement, mais parallèlement, la perception de l’europhobie est encore plus douloureuse dans une ville comme Luxembourg, totalement européenne, où, au jour le jour, l’on essaye de faire en sorte que l’Europe fonctionne mieux. Il me semble que Strasbourg dégage aussi une grande fierté de son identité de ville européenne, tournée vers les autres. Cette nature européenne, confortée par la présence du Parlement, est très forte dans le vécu, dans les attitudes des Strasbourgeois. »
Plus encore, à Luxembourg comme à Strasbourg, la haute fonctionnaire constate une « palpitation européenne permanente », encore exacerbée pendant les sessions plénières en Alsace et durant les réunions du Conseil de l’UE qui se tiennent à Luxembourg : trois fois par an, au lieu de se voir à Bruxelles, les ministres européens se retrouvent en effet à Luxembourg. Et l’ancienne élève de l’Ecole nationale d’administration (ENA) de conclure : « Tout cela marque profondément les villes. »
A noter enfin que Luxembourg accueillera bientôt une nouvelle institution : le futur Parquet européen, qui sera notamment chargé d’enquêter sur les fraudes aux fonds structurels de l’UE. Une décision actée fin 2017 par les parlementaires européens, le temps d’une session plénière… à Strasbourg.
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