Le 1er juin 2012, un titre des Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA) fait exulter les écologistes alsaciens : « Le GCO bientôt abandonné. » Selon l’agence Reuters, « l’État va abandonner le projet de Grand contournement autoroutier à l’ouest de Strasbourg (GCO), en raison de l’opposition des élus socialistes et verts locaux. » C’était quelques mois après l’élection de François Hollande à la présidence de la République. Un ancien collaborateur de Roland Ries (PS), alors maire de Strasbourg, se souvient :
« Jean-Luc Heimburger et Georges Lingenheld, à la présidence de la Chambre de Commerce et d’Industrie (CCI), étaient furieux. Ils ont appelé le maire dans les jours qui ont suivi. C’est à cette période qu’ils ont commencé un lobbying intensif, en mettant des arguments politiques en avant. Ils ont relancé le projet. »
Selon Alain Jund, alors adjoint (EELV) au maire Roland Ries depuis 2008, la relance du GCO est directement à imputer à la CCI :
« Sans la CCI, le GCO n’aurait jamais vu le jour. Ses dirigeants ont martelé qu’il diminuerait les bouchons et améliorerait en conséquence la qualité de l’air à Strasbourg. Mais ces deux affirmations étaient fausses et d’ailleurs démenties par des études. »
Des rendez-vous avec les responsables politiques
À partir de 2012, la CCI, financée par les cotisations d’entreprises et des fonds publics, met en place une stratégie de communication pour promouvoir les bienfaits du contournement. En septembre, elle diffuse un document d’un peu plus de 40 pages, intitulé GCO 2016 Tous Gagnants. On peut notamment y lire que les objectifs de l’autoroute « ne portent pas prioritairement sur l’accessibilité de Strasbourg », mais que « son vrai rôle est d’offrir des conditions de circulation performantes au trafic de transit. » En clair, rallier Innenheim à Brumath à 110 km/h, en contournant les bouchons strasbourgeois.
La CCI organise dans le même temps des rendez-vous avec des responsables politiques comme Roland Ries ou Robert Herrmann. Ce dernier deviendra deux ans plus tard président de l’Eurométropole.
Le point de tension des bouchons
Pour le grand public, le message se concentre sur la question des embouteillages lors de la traversée de Strasbourg. Cette thèse est, aujourd’hui encore, défendue par le président de la CCI, Jean-Luc Heimburger, également à la tête d’une entreprise de location d’engins de chantier :
« Les bouchons à Strasbourg induisent une perte de temps et d’argent pour les entreprises. Tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut y mettre fin. Pour nous, le report de trafic vers le GCO sera conséquent, et participera donc à la diminution des embouteillages. Cette infrastructure est indispensable au développement économique de la région. »
Selon les opposants au GCO, l’autoroute ne sera qu’un contournement sans accès à Strasbourg, alors que les embouteillages sur l’A35 sont liés avant tout au trafic pendulaire (produit par les personnes qui viennent et repartent de Strasbourg quotidiennement pour des motifs professionnels). Pour analyser la circulation dans l’agglomération strasbourgeoise, le CGEDD (Conseil Général de l’Environnement et du Développement Durable) publie une étude en 2013, à la demande du ministre des Transports. Elle préconise notamment la construction du GCO, afin d’absorber une partie du trafic de l’A35.
Mais les opposants utilisent le même document pour démontrer que le contournement ne permettra pas de mettre fin aux bouchons. La plus optimiste des simulations de l’étude table sur un report de 14% du trafic sur le GCO. Il y aurait alors encore 142 000 véhicules par jour sur l’A35 contre 165 000 aujourd’hui.
Un discours qui contredit les études
Du côté de la CCI, le message reste pourtant le même. Dans une tribune publiée en mai 2014 dans les DNA, Georges Lingenheld, son vice-président, explique une nouvelle fois que le GCO permettra « la fin des bouchons et une traversée de Strasbourg fluide. »
Fin 2016, la CCI va jusqu’à financer une campagne de publicité : des affiches dans toute la ville et des spots audios diffusés sur des radios locales comme TopMusic et France Bleu. Des dizaines de milliers d’auditeurs entendent alors : « Mieux vivre à Strasbourg et mettre un terme aux embouteillages ? En 2020, ça sera possible. Découvrez comment sur jeveuxmonGCO.alsace. » Ce site internet est la propriété de l’Automobile Club Association, soutien du GCO et en lien avec la CCI et Vinci pour la stratégie de communication, selon son porte-parole Yves Carra.
Le chef du Medef étonné par la manœuvre de la CCI
Olivier Klotz, président du Medef Alsace et également membre titulaire de la CCI, est étonné par la stratégie de communication de la présidence de la chambre. Comme lui, elle doit représenter l’intérêt des chefs d’entreprise :
« Si les chefs d’entreprises sont favorables au GCO, c’est dans la mesure où il doit réduire les embouteillages à Strasbourg. Ce n’est que vers 2016 ou 2017 qu’on a vraiment compris que l’objectif principal n’était pas d’améliorer l’accessibilité de Strasbourg, mais seulement de contourner la ville. En plus, le projet de transformation de l’A35 en boulevard urbain risque d’empirer la situation. »
Une opinion partagée par un autre chef d’entreprise, membre titulaire de la CCI, qui témoigne anonymement :
« Nous étions majoritairement favorables à la construction de cette autoroute, c’est vrai. C’est surtout qu’on ne nous a rien présenté d’autre comme solution pour mettre fin aux bouchons. »
Des élus prennent position pour le GCO
Alors que rien ne prouve que le contournement mettra fin aux embouteillages, le lobbying fonctionne : au fil du temps, les élus locaux reprennent les arguments de la CCI. En octobre 2017, Pierre Perrin, maire de Souffelweyersheim, s’exprime au nom de 23 maires locaux qui ont signé une tribune en faveur du GCO, et explique devant les caméras de France 3 que cette autoroute est indispensable contre les bouchons. Robert Herrmann (PS), grand défenseur du GCO, lors d’un débat organisé par Rue89 Strasbourg en 2016, assume tout de même que l’A35 sera toujours encombrée, même après la mise en service de l’autoroute. D’autres infrastructures seront nécessaires selon lui.
En 2017, une étude d’Atmo Grand Est montre par ailleurs que le contournement n’aura quasiment aucun impact sur la qualité de l’air. Cela n’empêche pas Roland Ries, maire de Strasbourg, d’expliquer l’inverse au micro de France Culture en janvier 2019, et d’en conclure qu’il est donc favorable à l’autoroute…
« Pourquoi refuser le débat et foncer tête baissée ? », s’indigne Dany Karcher. Membre du collectif « GCO Non merci », il est aussi l’ancien maire de Kolbsheim, un village désormais en bordure de l’autoroute :
« On a tout fait à l’époque pour proposer de vraies solutions à ces problèmes. Le collectif a même fait éditer un livret intitulé 10 solutions pour faire sauter les bouchons. Et pour la pollution, on a toujours dit que la seule issue réelle était la réduction de l’usage de la voiture et certainement pas la construction d’une autoroute. Mais les autorités ne voulaient rien savoir et continuaient à prôner le GCO sans base scientifique. Il y avait forcément d’autres enjeux derrière. »
Le rôle de Georges Lingenheld, grand patron du BTP alsacien…
Les anti-GCO pointent notamment du doigt Georges Lingenheld. Car le vice-président de la CCI est aussi le président du groupe de BTP local Lingenheld Environnement, au chiffre d’affaires de 175 millions d’euros en 2019.
Un ancien collaborateur de cabinet de Roland Ries témoigne anonymement de l’influence de ce grand patron alsacien :
« En 2012 et 2013, plusieurs rendez-vous ont eu lieu entre lui et des élus, dont Roland Ries. Avec les élections municipales de 2014 qui approchaient, il utilisait l’argument de la réduction des bouchons et surtout de la pollution causée par l’A4-A35. À l’époque, il a contribué au virage à 180 degrés du maire, passé d’opposant à défenseur du projet, ce qui a été déterminant. »
… dont le groupe a répondu à l’appel d’offres pour construire le GCO
Quelques temps plus tard, en novembre 2014, l’entreprise Lingenheld a été candidate à l’appel d’offres pour construire le GCO, en groupement avec NGE et Fayat. L’objectif : obtenir le marché de presque 500 millions d’euros. Dany Karcher y a vu un conflit d’intérêts :
« La CCI défendait cette autoroute alors que l’entreprise de son vice-président allait potentiellement gagner énormément d’argent en le construisant… »
Selon Jean-Luc Heimburger, Georges Lingenheld n’aurait pas influencé la CCI pour ses fins personnelles. Le président de la CCI continue : « Plus généralement, il est logique que nous défendions l’activité des entreprises de travaux publics et que cela ait penché dans la balance pour nous pousser à soutenir le projet. » Indisponible, l’intéressé n’a pas répondu à nos questions. C’est son fils, Franck Lingenheld, directeur général du groupe, qui s’en est chargé. Il conteste tout conflit d’intérêts :
« Mon père a agi à travers son titre de vice-président de la CCI, dans l’intérêt des chefs d’entreprises et de l’économie alsacienne. Le lobby du BTP, la FRTP (Fédération régionale des travaux publics, ndlr), dont notre groupe est membre, a aussi fait pression. Bien sûr, le GCO a des retombées positives pour tout le secteur du BTP. »
Jointe par téléphone, la FRTP nie avoir fait du lobbying et conteste même avoir pris position en faveur du GCO. Pourtant, en mars 2015, quand le dossier patinait, la CCI et la FRTP ont bel et bien réclamé la relance de l’autoroute de contournement lors d’une journée de mobilisation.
La sous-traitance sur le chantier profite à des entreprises locales
Depuis 2016, l’État a désigné Vinci comme maître d’ouvrage du GCO, ainsi que la Sanef pour l’échangeur nord. Mais le contrat prévoit que les concessionnaires délèguent une partie des chantiers à d’autres entreprises : 150 millions pour Vinci et 43 millions pour la totalité de l’échangeur, sous-traité par la Sanef. En octobre, Rue89 Strasbourg a dévoilé que huit sociétés alsaciennes avaient obtenu des contrats de plusieurs millions d’euros par ce biais. Quatre d’entre elles ont des dirigeants membres du bureau du syndicat des travaux publics, qui fait partie de la FRTP Alsace. Il s’agit de Lingenheld, Denni Legoll, SAERT et Trabet.
Franck Lingenheld déclare à Rue89 Strasbourg que son groupe a obtenu environ 3 millions d’euros de marchés. Selon nos informations, l’entreprise a aussi construit des intersections sur la partie Vinci et les installations de base, nécessaires à la vie sur le chantier, à Duttlenheim. Cela porte le total à 4 millions d’euros pour le groupe alsacien. Les autres entreprises locales titulaires n’ont pas répondu à nos sollicitations.
L’accessibilité de Strasbourg, encore des marchés pour le BTP
Alors que le GCO est en cours de construction, Jean-Luc Heimburger et Franck Lingenheld s’accordent à dire que d’autres infrastructures sont nécessaires pour la résorption des embouteillages. Ils évoquent des projets qui impliquent d’autres marchés pour le secteur du BTP.
Sur l’axe Est-Ouest, le groupe Lingenheld est par exemple en train de construire au niveau d’Ittenheim l’infrastructure pour le Transport en Site Propre de l’Ouest (TSPO), une voix rapide de bus, entre Wasselonne et Strasbourg. Sur l’axe Nord-Sud, Jean-Luc Heimburger vante la future VLIO, un projet de route départementale de contournement de Strasbourg de 2 x 1 ou 2 x 2 voies selon les portions, qui passerait dans la périphérie ouest de l’agglomération.
« Ces jeux de pouvoir sont néfastes »
« Il ne faut pas s’étonner que les entreprises de BTP défendent des projets de route, » analyse Dany Karcher. Celui qui a lutté pendant 20 ans contre le GCO déplore l’influence des intérêts privés sur les décisions politiques :
« Cela ne va pas dans le sens de l’intérêt général. Si les décisions étaient prises en concertation avec la population, des infrastructures comme le GCO ne seraient plus construites. Quel gâchis que de payer une autoroute à 500 millions d’euros, de déforester et d’exproprier des agriculteurs, le tout sans réel impact sur les embouteillages. C’est un vrai problème de démocratie. Pour quoi et pour qui les décisions sont-elles prises ? Les élus sont influencés par les cercles de lobbying des grandes entreprises. Ces jeux de pouvoir sont néfastes pour le territoire et la vie des gens, et ils commencent à l’échelle locale. »
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