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Les Oiseaux contre les dieux à l’Opéra du Rhin

Qu’y a-t-il entre la terre et le ciel ? C’est là le domaine des oiseaux, plus hauts que les hommes mais plus bas que les cieux. L’Opéra national du Rhin présente pour la première fois en France Les Oiseaux, un opéra écrit pendant la Première Guerre mondiale par le compositeur allemand Walter Braunfels à partir d’un texte antique. Cet opéra devait être dirigé par Aziz Shokhakimov, nouveau directeur musical de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg. Touché par le Covid, il est remplacé par la jeune cheffe Sora Elisabeth Lee. L’opéra se joue à Strasbourg jusqu’au 30 janvier avant de se produire à Mulhouse les 20 et 22 février.

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Dans une vaste pièce aux teintes pastel, une petite foule de crânes dépasse des box. L’assemblée laborieuse figure un bureau anonyme, avec une saveur d’Amérique des années 80. De cette foule vont émerger deux compères, épuisés et las de leur morne routine. Fidèlami et Bonespoir, dans leur chemise blanche, se mettent à errer jusqu’à rencontrer un roitelet. Celui-ci les mène au roi Huppe, ancien humain devenu souverain des oiseaux. Ces derniers n’ont pas de royaume propre, car le ciel est aux dieux, qui règnent sur tous les êtres. Fidèlami émet soudain une idée : les oiseaux doivent reprendre le pouvoir. En excitant le peuple ailé, il les convainc que c’est la place qu’ils méritent. Ils s’attèlent donc à bâtir dans le ciel une grande forteresse qui captera la fumée des sacrifices que les hommes envoient aux dieux. L’opéra repend une pièce de l’auteur grec antique Aristophane. Créée 400 ans avant notre ère, ce texte comique se moque des démagogues qui promettent d’impossibles utopies.

Le travail comme la plus ancienne forme d’oppression

Le choix du metteur en scène américain Ted Huffman de placer l’intrigue dans un open space laisse peu de place à l’interprétation. Les oiseaux y sont dépeints sous forme humaine, en travailleurs appliqués rivés à leur bureau. Loin de l’image de liberté qui leur est souvent associée, il ne semblent pas plus épanouis que les hommes. Fidèlami et Bonespoir ne se distinguent d’ailleurs pas des autres, et tous participent à une grande machine administrative dont la finalité n’est jamais montrée. Leur travail, sans but, sans évolution, est ici utilisé dans sa seule force symbolique d’aliénation. Les oiseaux sont en cage. La lumière que filtrent les larges fenêtres aveugles complète le tableau. Dans un tel cadre, le désir de révolution apparait d’autant plus légitime.

Fidèlami et Bonespoir amorcent la révolution des oiseaux Photo : de Klara Beck

Bientôt, le bureau est renversé. Excités par les harangues de Fidèlami, les oiseaux envoient voler des liasses de documents, renversent les chaises, poussent des cris. De ce bureau ils font un un château de meubles empilés et de grandes constructions en papier. Un peu en marge de ces chambardements, Bonespoir somnole à la lumière des étoiles. Il rencontre le Rossignol et les deux parlent d’amour. Le chant de l’oiseau plonge l’homme dans un sommeil exaltant de couleurs et de musiques. La scène est accompagnée par une performance de danse qui s’accorde étrangement avec l’atmosphère du moment.

Dans la pâle blancheur du bureau en ruine, comme un champ de bataille coloré par la lune, le danseur se révèle en justaucorps jaune criard. Sa danse frénétique, parfois épileptique, semble courir sur un rythme bien plus rapide que la musique, encore calme et ample. Le rythme s’accélère ensuite, lorsque les oiseaux rentrent dans leur domaine. Adieux tristes uniformes, ils se sont parés de merveilleux plumages. C’est un assemblage hétéroclite de tenues bigarrées et de chapeaux étranges. La rupture avec la norme est ainsi marquée dans les vêtements, pour appuyer encore ce que dit le changement de décor. C’est dans leur nouveau siège qu’ils célèbrent un mariage. La scène, entièrement dansée, est muette, avec des cavalcades et des danseurs qui se grognent dessus pour faire la cour à une colombe.

La liberté s’exprime autant par le mobilier renversé que par les tenues bariolées. Photo : de Klara Beck

Un homme en sweatshirt noir se montre, tirant une poubelle. C’est Prométhée, qui ramasse les papiers éparpillés alentour. Il prévient les oiseaux qu’il ne faut pas défier les dieux. Il raconte sa propre histoire, son expiation et les souffrances qu’il doit encore endurer en paiement de son arrogance. C’est là le grand sujet de la mythologie grecque : l’ordre du monde se doit d’être respecté. Quiconque sort de sa place commet une faute d’orgueil qui sera durement punie. Mais les oiseaux n’écoutent pas les avertissements : Fidèlami y veille. Il repousse les conseils du titan et clame que la guerre sera sans merci. La musique lui répond avec une clameur qui semble présager d’un terrible affrontement.

Le retour à l’ordre a la saveur amère

Lorsque Zeus finit par intervenir, aucune riposte n’est envisageable. Le tonnerre qui secoue le château de papier est marqué par quelques éclats de lumière. Les chanteurs convulsent en agitant des feuilles jaunes évoquant les éclairs, habile filage de la métaphore bureaucratique. C’est surtout la musique qui donne la mesure de cette furie. Quand le souverain du ciel se montre en personne, il est simplement vu comme le patron de l’entreprise venu recadrer ses salariés. Le retour à l’ordre était, depuis le début, la seule conclusion envisageable.

Le sens de la fable peut apparaitre ambigu. Les oiseaux ont-ils eu tort de suivre les conseils des humains et de lancer cette rébellion ? En voyant comment Fidèlami s’est arrogé le pouvoir et a réclamé les honneurs, il serait tentant d’acquiescer. Oui, la révolution était une mauvaise idée, et l’humain n’a fait que profiter de la naïveté des oiseaux. Cependant, la situation initiale, qui est aussi la finale, n’a rien d’enviable. Les oiseaux sont de nouveaux muets, vissés à leurs chaises, les yeux baissés. Fidèlami exprime sa satisfaction de revenir à la routine qu’il avait abandonné. Il argue que le confort est important, et la chaleur de sa maison lui tient plus à cœur que le château céleste trempé par la pluie. Tous ses discours d’émancipation et de liberté prennent un écho bien amer. Le seul qui a véritablement changé dans toute cette aventure, c’est Bonespoir. Lui seul a pu voir quelque chose qui semblait valoir cette aventure. Le contact du Rossignol a laissé en lui un souvenir douloureux et le regret d’un bonheur perdu.

Dans le bureau calme, le temps semble n’avoir pas de prise. Photo : de Klara Beck

Le choix de poser l’histoire dans un cadre de lieu de travail est efficace, bien que peu original. L’open space à l’américaine fait depuis longtemps partie des lieux communs incarnant l’aliénation des classes laborieuses. Cet espace de bureaux tous identiques, dans un bâtiment commun, c’est une certaine vision de l’enfer. C’est aussi notre quotidien, et les deux paysages se mélangent. L’opéra ne tente pas de créer quelque éblouissement magique devant la ville aérienne. Dans le cadre quotidien du bureau, toutes les barricades de papier et tous les renversements de meubles n’apparaissent que comme un jeu naïf. Les Oiseaux est un spectacle qui marque par le contraste entre sa musique puissante, enthousiasmante, et sa mise en scène qui incarne l’étouffement et la cage. Et surtout, cette certitude sur l’impossibilité d’y faire quoi que ce soit.


#Opéra national du Rhin

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