Polina et Kaïdre déménagent en 2019 dans le quartier de la Montagne Verte à Strasbourg. Ils souscrivent un contrat de gaz chez Électricité de Strasbourg (ÉS) dès leur installation. Mais à partir de l’automne 2021, leurs factures ont triplé, elles passent d’environ 140€ tous les deux mois à 650€ en janvier 2022 pour un appartement de trois pièces.
Après une nouvelle facture de 590€ en mars 2022, le couple contacte son fournisseur et demande que leurs tarifs soient bloqués. Dans la Foire aux questions sur le site d’ÉS, il est inscrit que « les tarifs de l’ensemble des fournisseurs historiques dont ÉS fait partie sont concernés par l’application [du] bouclier tarifaire ».
Pas de solution proposée par ÉS
Pourtant, dans un courrier du 31 mars, le fournisseur explique au couple qu’il n’y est pas éligible : « dans votre cas, vous avez souscrit une offre de marché indexée dont le prix est révisé tous les trimestres en fonction des prix de marché du gaz. Ce contrat n’entre pas dans le périmètre du bouclier tarifaire », y lit-on. Plus bas, ÉS conseille à ses clients de « limiter [leurs] consommations de gaz dans la mesure du possible et d’opter pour le paiement mensuel, afin de lisser [leur] budget tout au long de l’année ».
« Nous nous sommes sentis captifs », explique Kaïdre. Après avoir réduit par quatre leur consommation de gaz en janvier, fait des travaux d’isolation et ajouté un chauffage à granule à leur domicile, leurs factures avoisinent tout de même les 600 euros, une somme trop élevée pour le couple.
Adrien Becker a lui aussi vu sa facture augmenter. La facture annuelle de cet habitant d’un T3 de 70 m² à Hangenbieten est passée de 727€ à 1 200€ pour une consommation pourtant réduite entre temps de 500 kWh. Son prix du kilowattheure (kWh) est passé d’environ 6 centimes en juillet 2021 à 11 centimes en mars 2022. Dépité, il a laissé un commentaire sur la page Google du fournisseur. Et la réponse est la même.
Ce fameux bouclier tarifaire, décidé par un décret du 23 octobre 2021, prévoit le blocage des Tarifs Réglementés de Vente (TRV) du gaz à leur prix fixé au premier octobre 2021, et ce jusqu’au 30 juin 2022 – soit environ 7,5 centimes HT en moyenne par kWh, selon la Commission de Régulation de l’Énergie. Une décision confirmée par l’article 181 de la loi de finance 2022 : les pertes des fournisseurs, qui revendront leur gaz moins cher qu’ils ne l’achètent, seront compensées par l’État. Sa dernière évolution, celle du décret du 9 avril 2022, étend cette protection aux habitats résidentiels collectifs (réseaux de chaleur, copropriété, HLM entre autres).
Une « stratégie commerciale » assumée par Électricité de Strasbourg
Dans la réponse reçue par Kaïdre et Polina, Électricité de Strasbourg indique que depuis 2019, il n’est plus possible en France de souscrire un contrat dont le prix du gaz est au Tarif Réglementé de Vente. Et ce à la suite de l’adoption de la loi Énergie Climat du 8 novembre 2019, ces tarifs ayant été jugés contraires au droit de l’Union européenne par le Conseil d’État en 2017. Ils ont donc vocation à disparaître, au plus tard le 1er juillet 2023 pour les particuliers.
Cependant, les fournisseurs peuvent encore choisir d’indexer leurs prix sur ces TRV. Ce mode de calcul est fixé une fois par an par la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE) – et le prix au kWh est donc moins volatile qu’un prix indexé directement sur le marché « réel » du gaz.
Mais ce n’est pas le choix d’Électricité de Strasbourg. Dans un message écrit, la communication de l’entreprise détaille :
« ÉS a choisi de proposer, à partir de septembre 2018, une offre de marché à prix indexé sur les prix de marché du gaz (indice PEG 3.1.3), comme un certain nombre d’autres fournisseurs en France, et, en parallèle, de ne plus commercialiser l’offre indexée au TRV (également comme d’autres fournisseurs historiques de gaz), dans l’optique de la fin programmée des Tarifs Réglementés de Vente de gaz. »
À Strasbourg donc, tous les clients d’Électricité de Strasbourg depuis 2018 ont un contrat dont les prix sont indexés sur les prix du marché du gaz, changeant chaque trimestre ou fixé sur un, deux ou trois ans. Les deux tiers des clients d’ÉS qui bénéficient encore du bouclier tarifaire ont souscrit leur contrat avant septembre 2018.
Après plusieurs articles et un appel à témoignage sur les réseaux sociaux, Polina et l’association Consommation logement et cadre de vie (CLCV) ont reçu chacun plus d’une centaine de messages de strasbourgeois et strasbourgeoises dans la même situation. « À ce stade, on ne sait pas si les arguments soulevés par ÉS traduisent ou non une mauvaise volonté de leur part », estime François Carlier, président de l’association CLCV.
… mais propre à chaque entreprise locale de distribution
Électricité de Strasbourg est une Entreprise Locale de Distribution (ELD) de gaz. Il en existe une vingtaine en France, telles que Gaz de Bordeaux ou Gaz et Électricité de Grenoble. Chacune peut, à sa discrétion, choisir ou non de proposer des offres de gaz à tarif fixe ou changeant, indexé sur les TRV ou sur un autre indice. « En choisissant mon contrat, j’avais bien conscience que le prix pouvait augmenter, ÉS me l’a bien expliqué », se souvient Adrien.
Mais toutes ces ELD n’ont pas adopté la même stratégie commerciale qu’ÉS. Chez Gaz de Barr par exemple, « le prix proposé aux consommateurs ne peut pas augmenter avant juillet 2022 », explique l’entreprise alsacienne. Il est en effet indexé sur les TRV, comme d’autres ELD le pratiquent, par exemple à Sallanches et à Bonneville en Haute-Savoie.
Une ouverture à la concurrence sans effet pour les Strasbourgeois
« La situation est différente dans les zones du territoire où il existe une concurrence entre les fournisseurs d’énergie, puisque les consommateurs y ont le choix entre plusieurs types d’offres proposées par plusieurs fournisseurs », explique Pierre-Laurent Holleville, chargé de mission pour le médiateur national de l’énergie à Rue89 Strasbourg. La loi Énergie Climat de 2019 vise en effet « [l]’ouverture du marché du gaz à de nouveaux fournisseurs proposant des offres compétitives par rapport aux TRV » selon le ministère de la Transition Écologique. Pour le code postal 67200, qui correspond à la Montagne Verte, les deux fournisseurs disponibles sont ÉS et Ekwateur, selon le comparateur du médiateur national de l’énergie.
Lorsque ÉS rappelle à Kaïdre et Polina qu’ils n’ont pas d’engagement de durée dans leur contrat de fourniture de gaz, le couple grince des dents : « Nous n’avons pas non plus d’alternative viable », expliquent-ils. Les prix d’Ekwateur sont également indexés sur le marché. Début mai, les tarifs proposés varient entre 9,5 et 13 centimes du kWh (contre entre 12 et 13 centimes pour ÉS selon le comparateur du médiateur).
Au final, les deux fournisseurs de gaz entre lesquels les Strasbourgeois peuvent choisir ont des offres tarifaires supérieures au TRV et non éligibles à la protection mise en place par les deux décrets et la loi de Finances. La dérégulation du marché de la fourniture de gaz naturel n’a donc pas bénéficié aux consommateurs strasbourgeois ni incité les fournisseurs à être plus compétitifs : les offres proposées ne font pas concurrence au prix fixé au niveau national.
Le médiateur de l’énergie impuissant
Kaïdre et Polina, tout comme Adrien, envisagent de saisir le médiateur national de l’énergie si la situation ne se débloque pas. « Il faut attendre deux mois après la réclamation auprès du fournisseur pour déposer un dossier », précise Kaïdre. La CLCV conseille aux consommateurs qui la contactent de faire de même.
Une saisine à laquelle la Ville et l’Eurométropole de Strasbourg disent vouloir se joindre, dans un communiqué du 29 avril : « Si aucun geste n’est réalisé envers ces consommateurs, la Ville et l’Eurométropole se réservent la possibilité de saisir le médiateur de l’énergie pour appuyer leur demande ».
Joints par Rue89 Strasbourg, les services du médiateur de l’énergie tempèrent pour l’instant ses possibilités d’action :
« La commercialisation indexée sur les tarifs règlementés de vente est un choix commercial de la part des entreprises. Le médiateur ne peut pas les y obliger. Si elles proposent des offres de marché, elles ne peuvent pas bénéficier des subventions de l’État. »
Une mobilisation citoyenne, associative et politique
Adrien estime qu’il ne pourra pas récupérer les sommes versées au fournisseur. « Mais j’espère qu’il y a aura une solution pour l’hiver 2022 », souffle-t-il, inquiet. Même s’il ne se déclare pas « pris à la gorge » par les montants qui lui sont facturés, une augmentation continue risque de le mettre dans une situation précaire.
Après avoir créé une adresse mail (litigegazstrasbourg@gmail.com) visant à récolter les témoignages des foyers impactés, Polina constate que la situation devient intenable pour certains d’entre eux : « Des familles nous contactent car leurs factures avoisinent les 1 000 euros, qu’ils ne peuvent tout simplement pas payer ». Elle leur fait suivre un modèle de lettre de réclamation à adresser à ÉS, ainsi qu’un document résumant la situation. « Certaines personnes ont du mal à comprendre leurs factures, c’est un domaine qui peut vite devenir complexe », estime Kaïdre.
Leur but : trouver une solution à l’augmentation du prix du gaz, qu’aucun interlocuteur ne voit s’inverser dans les mois à venir. « Le but est de s’assurer que cet hiver, les personnes seront protégées et pourront se chauffer correctement », résume François Carlier de la CLCV.
La Ville et l’Eurométropole de Strasbourg ont adressé un courrier au Premier ministre Jean Castex le 28 avril, lui demandant « de proposer une solution équivalente au bouclier tarifaire » pour les personnes ayant un contrat comme ceux de Polina, Kaïdre et Adrien. Le même jour, les collectivités se sont adressées directement au directeur d’ÉS, Marc Kugler, l’incitant à un « effort commercial […] sur ses offres de fourniture de gaz ».
En 2021, un français sur cinq avait déjà déclaré avoir souffert du froid durant l’hiver, selon l’Observatoire de la Précarité Énergétique. « Ce n’est pas comme si on pouvait facilement se passer de chauffage, de gaz de cuisson ou d’eau chaude », ironise Polina.
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