La nuit commence à tomber sur la cité de Cronenbourg. Les abords du centre social L’Aquarium grouillent de gamins qui chahutent gentiment. Une bande de jeunes s’approche, ils ont la vingtaine, parka rouge sur le dos et tracts à la main. La « génération changement » est dans la place.
Sur un coin de trottoir, Khaled Farah, l’animateur du Mouvement des jeunes socialistes (MJS) du Bas-Rhin, rappelle à ses troupes les règles élémentaires : « On ne reste pas plus de quatre minutes aux portes ». Avec un objectif national de 5 millions de portes frappées d’ici au 6 mai, il n’y a pas de temps à perdre. Il embraie :
« Quatre cas de figure se présentent quand la porte s’ouvre : soit c’est une personne de droite, dans ce cas on ne s’éternise pas. Idem s’il s’agit d’une personne de gauche décidée à aller voter. Mais demandez-lui s’il veut donner un coup de main dans la campagne. Si on tombe sur un abstentionniste, il faut engager la discussion, le faire parler de sa situation et présenter le projet socialiste. Enfin, si c’est un abstentionniste clairement à gauche, on met le paquet avec les emplois jeunes, les contrats de génération et l’encadrement des loyers. »
Car les abstentionnistes de gauche, c’est le cœur de cible de l’opération porte-à-porte. Et ceux-là, les socialistes savent où les trouver : dans les quartiers populaires. « Le porte-à-porte, on savait déjà faire. Les quartiers populaires, on les connaissait aussi. Mais cette fois, on a un ciblage très précis », explique Khaled. Ce soir, c’est la rue Augustin-Fresnel, au cœur de la Cité nucléaire.
« 52 portes frappées en 45 minutes »
L’équipe est rodée à l’exercice, ils ont déjà quadrillé une cité universitaire. Un binôme attaque par le dernier étage, « on va prendre l’ascenseur du changement », sourit Hugo, étudiant en sociologie, en appuyant sur le bouton. Les portes s’enchaînent au pas de course, ils coincent un programme dans celles qui ne s’ouvrent pas. Khaled, calepin à la main, note en temps réel l’avancement de l’équipe. « On s’attendait à beaucoup de résignation, de rejet, mais nous recevons un très bon accueil », s’enthousiasme Charlotte. Mise à part une vieille dame qui du bout des lèvres leur avoue qu’elle a déjà fait son choix, mais pas pour leur candidat, dans l’ensemble, ils prêchent des convaincus.
La rue est terminée, il fait nuit noire. Les six militants sont satisfaits, ils s’apprêtent à retirer leur parka, mais tendent tout de même un programme à un père de famille s’engouffrant dans son immeuble. Il le prend volontiers mais les interpelle sur la désindustrialisation, le chômage. L’usine dans laquelle il travaille licencie, ses collègues quinquagénaires vont se retrouver sur le carreau, lui aussi sans doute. Les militants sont un peu embarrassés.
Alors Khaled se raccroche aux fondamentaux : « L’exploitation de la terre par l’homme et de l’homme par l’homme, ce sont les deux faces de la même pièce : le capitalisme » et s’en prend ensuite à la « société de consommation à outrance dont on ne veut pas ». Mais l’homme continue avec la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim, qui revient d’abord à supprimer des emplois, puis dévie sur « le fonds de racisme qu’il y avait chez Mitterrand » et le génocide du Rwanda… Silence en face. « Je suis né en 1989 », bredouille Khaled.
L’équipe rejoint la voiture, range les tracts. Bilan : « 52 portes frappées en 45 minutes », annonce fièrement Khaled. Quant à savoir si les électeurs se déplaceront le jour J, c’est une autre question.
Chaque militant est un micro-directeur de campagne
Comme une vingtaine d’autres jeunes militants alsaciens, Khaled a suivi une formation lors de l’Université d’été du parti à La Rochelle, sur le modèle des « Obama camps ». Ces camps d’entraînement pour supporters qui ont conduit le démocrate à la Maison blanche en 2008. En France, chaque militant socialiste est un « micro-directeur de campagne », qui mobilise autour de lui à travers ses propres réseaux, organise des actions de porte-à-porte et recrute d’autres sympathisants capables de prendre le relais sur le terrain. Ce sont les « volontaires du changement ».
« Les Bostoniens » qui pilotent la campagne sont trois Alsaciens
A l’origine de l’importation de cette méthode américaine au PS, trois jeunes hommes. Dans l’équipe rapprochée de François Hollande, on les appelle « les Bostoniens ». En réalité, ils sont Alsaciens : Vincent Pons, Arthur Muller, tous deux 28 ans, et Guillaume Liegey, 31 ans. C’est sur les bancs de l’école Robert-Schumann à Strasbourg qu’Arthur et Vincent se sont rencontrés. Ils passent par le lycée des Pontonniers avant d’intégrer Normale sup à Paris. En 2008, ils partent pour Boston, où les deux amis vivent en collocation. Vincent étudie au prestigieux M.I.T. (Massachussetts Institute of Technology). Sa thèse en Science politique et économie du développement l’amène à se pencher sur la question de la participation politique dans les quartiers populaires. Arthur aussi est en Science politique, mais à Harvard. C’est lors d’un cours sur l’organisation des campagnes électorales qu’il rencontre par hasard Guillaume. Lui a trois ans de plus, il est passé par HEC et a décroché son baccalauréat au lycée Kléber de… Strabourg.
«A cette époque, nous avons pu assister et participer à la campagne d’Obama. Tous les trois, nous étions impressionnés par son efficacité et son professionnalisme. Alors, nous nous sommes demandés comment créer la même chose en France », explique Vincent.
Rapidement, ils décident de conjuguer leurs talents, et lancent une expérimentation en Ile-de-France lors des Régionales de 2010.
« Nous avions ciblé les Français nés à l’étranger. Le porte-à-porte a permis de convaincre 1 abstentionniste sur 7 d’aller voter, un résultat proche de celui obtenu aux Etats-Unis. C’est à la fois peu mais c’est aussi beaucoup, vu qu’on passe entre 3 et 5 minutes par porte », argumente Vincent.
Forts de ces résultats, les trois Alsaciens ont proposé leurs services au Parti socialiste.
« Il y a eu quelques réticences. Certains doutaient que la méthode du porte-à-porte puisse s’appliquer en France. D’autres en reconnaissaient l’utilité pour les élections locales, mais estimaient qu’elle n’était pas pertinente à grande échelle », se souvient Vincent.
Le PS les a suivis. Le contact direct a même été mis au cœur de la campagne. Cent vingt formateurs se sont déplacés dans les départements pour organiser des ateliers et jeux de rôle. Pour atteindre les 5 millions de portes frappés, le PS estime qu’il faut 150 000 volontaires, ce qui représente 33 démarchages par militant. Aujourd’hui, les socialistes se sont déjà présentés à 2,3 millions de portes. Et à 10 jours du 1er tour, les cadences s’accélèrent.
Seuls les bureaux de vote à fort taux d’abstention sont ciblés
Samedi matin au siège du parti socialiste de Strasbourg, c’est l’heure du petit-déjeuner briefing. Cinq binômes sont déjà partis. Thierry Sother, en charge de l’organisation de la campagne pour la Lorraine, l’Alsace et la Franche-Comté présente aux participants le kit du militant : « Le programme version longue, c’est plus lourd mais c’est apprécié », les incontournables parkas rouges, un argumentaire type et les accroche-portes à l’effigie de leur candidat.
Quelques uns prennent des notes. Une dame demande si elle peut choisir son secteur. « Non, on vous les donne. » C’est le principe. Et c’est ce qui fait la différence. Les listes de rues sont transmises par Paris aux sections en région. Elles ont été établies à partir des résultats de 2007. Seuls sont retenus les bureaux de vote où la gauche a fait un bon score et où l’abstention était élevée.
« En soi, le porte-à-porte n’est pas nouveau, ce qui a changé c’est sa systématisation et le ciblage des abstentionnistes de gauche », remarque Vincent Pons.
Du management par les objectifs au Parti socialiste ?
Autre nouveauté, les militants doivent remplir des « feuilles de suivi ». Qui est passé où, quand, avec qui, et combien de portes se sont ouvertes ? Histoire qu’ils ne passent pas deux fois au même endroit, ces données doivent remonter au QG de campagne, via des formulaires en ligne sur internet. On dirait presque du management par les chiffres au PS…
« Cela a pu surprendre un peu les militants au début, ce n’est pas forcément dans la culture du militantisme socialiste de rendre des comptes », concède Thierry Sother.
Dans le Bas-Rhin, les socialistes totalisent 3000 portes frappées sur un objectif de 18 000 portes. Et d’après les rapports, « rien n’a été fait à Cronenbourg ». Sauf qu’une semaine auparavant les jeunes socialistes y étaient… Mathieu Cahn, premier secrétaire de la fédération du Bas-Rhin, reconnait :
« Nos données ne sont pas très justes. C’est toute la difficulté de combiner horizontal et vertical : les militants s’organisent librement, ensuite il faut tout centraliser. »
Alors, devant les volontaires, Thierry Sother insiste et rassure : « Il faut faire remonter, ce n’est pas pour vous fliquer ou savoir qui a frappé au plus grand nombre de portes, c’est pour pouvoir analyser, après le 1er tour, si le porte-à-porte a porté ses fruits ».
Damien claque la porte de la voiture. « Le changement, c’est maintenant ! » lance-t-il à ses coéquipiers, Laurent et Fatima. Oui, encore faut-il trouver la rue, la rue du Vercors au Neuhof. Le porte-à-porte, c’est une première pour eux. Fatima a bien tracté sur les marchés, pas sûre qu’elle y retourne tant elle a été soufflée par les chiffres avancés lors du briefing : « Il faut 100 000 tracts pour convaincre une personne d’aller voter, 17 portes ouvertes pour récolter un électeur ».
Damien relit la fiche à voix haute. « Essayer de voir s’il s’agit d’un électeur de droite ou de gauche… On le voit à sa réaction, je suppose ? » Au volant, Laurent, pompier, leur fait rapidement un portrait du quartier, des « rues chaudes » aux coins réhabilités.
« Cela ne nous a jamais intéressé de voter »
Première porte. Deux jeunes femmes en pyjama ouvrent, rejointes par un yorkshire et des enfants en bas-âge. Le ton hésitant, les volontaires du changement se présentent. « Cela ne nous a jamais intéressé de voter. » Surtout, elles ne sont plus très sûres : « La gauche, c’est pour les pauvres et la droite pour les riches, c’est bien ça ? » Du coup, elles aimeraient bien savoir si « les socialistes sont à gauche ou à droite ? ». « Et Le Pen, elle dit quoi ? Et François Hollande, il est juif ou pas ? » Les militants s’étonnent, répondent patiemment, tendent les programmes. Les cinq minutes par porte sont largement dépassées. La conversation dévie sur Mohammed Merah et « la chasse aux islamistes entreprise par le gouvernement ». Elle referment la porte en se voulant encourageantes : « Vous allez voir, dans l’immeuble, ils sont tous musulmans, ils sont pour Hollande ! »
Au-dessus, une dame voilée passe sa tête dans l’entrebâillement de la porte. Elle dit ne pas parler français. Ni une, ni deux, Fatima entre scène et poursuit en arabe. D’étage en étage, la petite équipe s’organise et prend de l’assurance. Sur une porte, un nom à consonance alsacienne. « C’est pour Laurent, il parle alsacien », plaisante Fatima. Une dame en blouse ouvre.
« Sarkozy m’énerve, je ne sais pas comment il a eu mon adresse mail mais il m’écrit tous les jours ! Déjà que Pôle emploi me harcèle avec des offres de tailleurs de haie ! »
Les militants l’invite à mobiliser son entourage pour se rendre aux urnes, mais elle « ne veut influencer personne ». « A la maison, il y a deux sujets de discorde : la politique et Johnny. »
Arrivée au bas du dernier immeuble, ils ont frappé à 50 portes, 25 se sont ouvertes. C’est pile la moyenne. Ils cherchent des yeux où termine la rue du Vercors, traversent la place, mais les numéros ne collent pas. Ils doivent s’y résoudre, « la rue est finie ». Il est midi. « C’est dommage, on y prend goût. »
« Le plus dur c’est de franchir le cap de la première fois. Une fois que c’est fait, ils ont souvent envie de recommencer », constate Vincent Pons. Aussi, le PS a-t-il décidé de communiquer là-dessus en postant une vidéo où les membres de l’équipe de campagne de François Hollande racontent leur « première fois »…
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