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Les fils prodigues de Jean-Yves Ruf ou l’impossible retour au père

Les 17, 18 et 19 janvier, Jean-Yves Ruf, en résidence au Maillon, présentera sa nouvelle création « Les Fils Prodigues », un diptyque de deux textes peu connus : Plus qu’un jour de Joseph Conrad et La Corde d’Eugène O’Neill. Deux courtes pièces qui mettent en miroir l’échec de la transmission, et ce au travers de la relation père/fils.

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La création des Fils Prodigues débute par une curieuse histoire, celle d’une rencontre entre un metteur en scène et un texte glissé dans sa poche. Jean-Yves Ruf raconte :

« Un jour, alors que je suivais les représentations de Comme il vous plaira au Théâtre National de Toulouse, un des vieux comédiens de la troupe me glissa dans la poche une petite pièce de Conrad, dans les petites éditions Bon Chameau. Je fus très étonné, Conrad est un de mes auteurs de chevet, et je n’avais pas connaissance qu’il ait écrit pour la scène. Et pourtant oui, une pièce courte, adaptée de sa nouvelle Tomorrow, et intitulée One day more. C’est cette pièce que j’avais dans la poche. Je la lus et eut immédiatement envie de la porter à la scène. »

(Photo: Rodolphe Gonzalez)

Cette pièce relate le départ d’un fils qui, après s’être brouillé avec son père, s’en va en mer. Lorsqu’il revient quelques années plus tard, celui-ci ne le reconnait pas. Séduit par ce texte trop court pour être joué seul sur scène, Jean-Yves Ruf attendit de rencontrer un « texte miroir », ce qui arriva avec La Corde du dramaturge américain Eugène O’Neill. Cette fois, il est question du départ d’un fils qui prend la mer après avoir volé son père, ce dernier lui promet la corde s’il ose revenir. Lorsqu’il réapparaît, la corde et la haine du père sont toujours présentes.

Ces textes comprennent des similitudes tout à fait frappantes, malgré des écarts importants. D’après le metteur en scène :

« Chez O’Neill, on a affaire à une sorte de thriller, les objectifs pour les comédiens sont assez clairs : tout le monde veut savoir où est l’argent, et à cela s’ajoute la dimension de vengeance. L’argent n’est pas central chez Conrad, et le temps semble étiré. Ce dernier se rapprocherait de Debussy tandis que chez O’Neill on serait plus proches de Stravinsky. »

« Les fils veulent savoir ce qu’ils sont devenus dans la famille »

Le retour des fils prodigues ? Pas vraiment. Les fils reviennent certes, « ils prennent l’argent comme excuse pour revenir, mais ils recherchent autre chose, ils veulent savoir ce qu’ils sont devenus dans la structure familiale, » explique Jean-Yves Ruf, mais ce retour est de courte durée. S’il fait référence au récit de la parabole du fils prodigue – dite également du père miséricordieux – présente chez Luc, les deux textes se concluent par l’impossible retour du fils ou l’incapacité du père à pardonner (chez O’Neill, le père cite d’ailleurs ce passage du Nouveau Testament, puis agit en sens contraire). Un des principaux obstacles à ce retour est à chercher dans la dichotomie entre les pères, sédentaires, et les fils, nomades. Ces derniers ont une grande résistance au foyer qui régit également leur rapport à l’argent.

À père avare, fils prodigue

Présent dans les deux oeuvres, ce thème est surtout développé chez O’Neill, où il devient absolument central. En effet, là où le fils, dans un rapport nomade à l’argent, considère qu’il doit être dépensé, son père accumule les biens de façon maladive. Il devient alors un empêchement à voir l’autre, et pourtant c’est la seule valeur qu’il reste à transmettre :

« Ces deux courtes pièces nous parlent d’un danger larvé, qui pèse sur nos sociétés contemporaines : au-delà de la relation du père et du fils, il s’agit pour ces deux auteurs de décrire l’échec de la transmission. Les pères se recroquevillent sur leurs obsessions et leurs certitudes, les fils fuient, refusent toute filiation. L’argent devient alors la seule valeur concrète et transmissible, même et surtout à contre-gré. Molière déjà l’avait si bien dépeint dans L’Avare. Mais chez Conrad et O’Neill les fils ne désirent pas dépasser les pères, de réinventer un microcosme différemment, de refaire famille, aucune tentative de réinventer quelque utopie sociale que ce soit, mais une aspiration à la fuite, au nomadisme, à la solitude. Du côté des pères, idées fixes, crispation, recroquevillement sur les biens matériels. L’accumulation contre la transmission. »

Chez Conrad, le père échoue car il tend à plaquer sur son fils ce qu’il est lui, « il cherche à lui transmettre l’amour du foyer, mais il lui est impossible de le considérer comme un être à part », précise Jean-Yves Ruf. Sa pièce fonctionne comme une sorte de parabole; le père fantasme son fils et attend qu’il revienne, pourtant à son retour il ne le reconnaît pas :

« Le père imagine tellement son fils revenir, « il va revenir demain », que quand il a son fils en face de lui, il ne le reconnaît pas, ce n’est pas du tout l’image qu’il s’était faite… Et puis c’est aujourd’hui, c’est pas demain, et lui avait prévu le lendemain ! »

Comme une sorte de blague, le fantasme empêche les personnages de se connecter : non seulement le père et le fils, mais aussi le fils et la voisine, tombée amoureuse de lui à travers les récits de son père.

(Photo: Rodolphe Gonzalez)

Absence de la mère, présence de la mer

Les deux pièces ont en commun l’absence du personnage de la mère ; elles se concentrent sur ce que les pères projettent sur leurs fils et sur le rejet qu’ils subissent en retour. La mer, elle, est primordiale chez ces deux auteurs : Joseph Conrad est demeuré plus de seize ans dans la marine marchande britannique tandis qu’Eugène O’Neill a vécu en mer pendant deux ans. Aussi, leurs oeuvres sont-elles hantées par la mer :

« La mer telle qu’elle est présente dans Plus qu’un jour, est plutôt une mer de rivage, liée au désir de disparition. Dans La Corde, elle est plus furieuse. J’aime l’entendre comme : ils se battent tous, mais la mer s’en fout complétement, elle fait partie de cette nature qui nous dépasse. À la fin, la petite fille y jette finalement une à une les pièces du trésor amassé par son grand-père »

Concernant la scénographie, la mer sera un des éléments qui permettra de tisser ces deux oeuvres ensemble. En effet, il n’est pas question de présenter deux pièces l’une après l’autre mais bien de créer un diptyque. Pour cela, le metteur en scène recourt à un espace qui est le même : l’ouverture du décor et le changement des comédiens d’une pièce à l’autre se fera à vue. Quant au support vidéo, il permettra de créer des ponts entre les deux pièces :

« Le travail du vidéaste sera de créer des harmoniques, des parenthèses, des temps de décantation. Et de mettre en lumière ce thème de la transmission, de former contrepoint avec Conrad et O’Neill, d’enrichir la compréhension des textes en passant par le regard de l’enfant. Celui qui a été l’enfant de la maison et revient avec tous ses espoirs et sa rage d’adulte, celui qui grandit encore là et n’a pour se construire que des contre-modèles. »

Travailler la langue et sa musicalité

Pour ce spectacle, les textes ont été retraduits par Françoise Morvan, qui avait notamment travaillé avec Jean-Yves Ruf pour la traduction des Trois Soeurs de Tchekhov en 2015. Contrairement à la langue de Conrad, dont l’anglais n’est pas la langue maternelle, O’Neill écrit dans ce qu’elle nomme un sociolecte, qu’elle a rapproché du breton. Cette langue crée une sorte de poésie, de rythmique, à laquelle le metteur en scène est particulièrement sensible, ayant une double formation littéraire et musicale. Il est à noter que les questions liées à la musicalité de la langue forment aussi l’un des axes de travail principaux de sa compagnie Chat Borgne.

Cette saison, ils ont créé le spectacle Les fils prodigues lors d’une résidence au Maillon, qui sera le premier théâtre à l’accueillir sur scène.


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