L’enquête de Rue89 Strasbourg commence avec une odeur de merguez. Mardi 3 avril, l’assemblée générale des cheminots en lutte se tient sur le parking des employés de la SNCF, derrière la gare de Strasbourg. Parmi la foule, deux agents d’entretien sont venus partager leur mécontentement. L’un d’eux dénonce le sous-équipement dont il est victime, l’autre évoque des pressions sur les salariés proches des syndicalistes de la SNCF.
Onze agents pour nettoyer la gare
En fait, ces deux employés ne sont pas des cheminots, pas même employés par la SNCF. Depuis 2015, ce sont des salariés de Derichebourg Propreté qui nettoient la gare de Strasbourg, pour le compte de Gares et Connexions, la filiale foncière de la SNCF. La Pyrénéenne, une autre entreprise de nettoyage, assurait cette mission jusqu’alors.
Onze agents de propreté se relaient tous les jours de 5h à 1h du matin pour décrasser les quais, les voies, les halls, l’espace sous la verrière et l’entrée du bâtiment. Trois employés supplémentaires lavent les fenêtres de l’édifice et les bureaux de la SNCF.
Du 1er avril au 1er décembre 2018, la charge de travail est répartie entre six personnes à 35h et cinq à temps-partiels allant de 3 à 32 heures hebdomadaires. Pour beaucoup de salariés, la tâche est trop lourde. Le lundi et le mardi, entre 14h et 18h, l’agent d’entretien est seul avec la cheffe d’équipe pour assurer la propreté de toute la gare. Entre 20h et 1h du matin, ils sont deux.
Crispation autour du matériel fourni
Le matériel de travail est un sujet de mécontentement pour de nombreux employés. Plusieurs affirment qu’ils ont dû acheter leurs propres chaussures de sécurité. D’autres ont longtemps porté celles fournies par le prestataire précédent.
Confrontée à ces témoignages, la cheffe du secteur arbore un sourire narquois. Elle réfute les dires des agents de propreté et évoque des chaussures « envoyées au bled ». Bernard Schmitt, directeur de l’agence Derichebourg Propreté à Illkirch-Graffenstaden depuis 2017, dément toute accusation liée à un manque de matériel :
« Je n’ai jamais lésiné sur le matériel à disposition des employés. Toutes les demandes ont été satisfaites. »
Un ancien employé se souvient lui avoir acheté toute sa tenue. Il invoque des raisons de sécurité :
« Pendant deux mois, je n’avais ni la tenue, ni le matériel nécessaire. On m’envoyait ramasser des seringues avec des gants en latex… »
À Strasbourg, le risque lié aux seringues est réel pour les agents de propreté. Au cours de l’été 2017, un employé de l’entreprise ONET s’est piqué en ramassant l’objet. Il n’a pas été contaminé.
Des alertes répétées depuis 2016
Le manque de matériel a fait l’objet d’alertes répétées depuis 2016 auprès du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Un syndicaliste regrette « l’absence de prise de conscience au niveau de la direction. » Mais il note une amélioration récente. Elle a précédé une visite de deux inspectrices du travail début avril.
Selon un syndicaliste départemental de la branche propreté, le local des agents d’entretien a été rénové début avril. Il était à disposition des employés depuis plusieurs années, mais n’était que peu utilisé. Les nettoyeurs mangeaient et se changeaient dans un tunnel situé entre le Hall central et le Hall sud.
De l’eau potable pour les employés
Bernard Schmitt a souhaité mettre fin à cette situation. Le CHSCT de la SNCF l’a aussi poussé dans ce sens. Début avril, le local du quai 4 a ainsi été réaménagé et doté d’un frigo, d’un nouveau micro-ondes et d’un robinet laissant couler de l’eau potable.
La direction se vante aussi des efforts fournis au niveau du tunnel où le matériel des agents est stocké : les armoires cassées ont été retirées du dépôt. « Je ne veux plus qu’un employé se change et mange dans ce tunnel pourri », affirme Bernard Schmitt. En juillet 2017 et début février 2018, un syndicaliste de la CGT Cheminot a photographié le tunnel et le local :
Les syndicalistes proches du dossier demandent que des vestiaires non-mixtes soient mis en place. Ils exigent qu’un local permette aux salariés de se doucher après avoir travaillé. « Les agents préfèrent se doucher chez eux », balaye la cheffe de secteur.
Le directeur, et ancien agent de nettoyage, affirme que des vestiaires pour femmes seront bientôt mis à disposition. Le chef impose désormais aux employés de manger dans un local situé dans le bâtiment Sainte-Aurélie : « Avec la SNCF, nous venons d’acter par écrit de la disponibilité de la pièce pour les employés de Derichebourg Propreté », explique-t-il.
Le management par la peur
L’inspection du travail s’intéresse aussi à l’organisation managériale de la société Derichebourg. Trois personnes sont actuellement en arrêt maladie après avoir travaillé sur le site de la gare. Dans un tract de la CGT cheminots, le syndicat demande « l’arrêt des méthodes de management par la peur, la pression, le chantage ». Plusieurs syndicalistes de l’entreprise accusent aussi la cheffe du secteur gare d’avoir recours au chantage à l’emploi.
Un agent se souvient d’une conversation avec sa cheffe de secteur. Elle s’est conclue par cette phrase : « Tu manges, c’est grâce à moi, donc tu fais ce que je te dis. » La manager concernée admet tout juste avoir « une forte personnalité ». Elle préfère dénoncer les quelques agents « qui se planquent » et qui « négocient tout le temps ».
Les menaces sont aussi écrites. Plusieurs salariés ont déjà reçu une lettre de convocation. Le texte est toujours le même :
« Nous devons vous informer que nous sommes amenés à envisager à votre égard une sanction pouvant aller jusqu’au licenciement. En application des dispositions de l’article L-1332-2 du Code du Travail et suivants du nouveau Code du Travail, nous vous prions de bien vouloir vous présenter. »
Une pétition contre une convocation
Selon un délégué syndical de la SNCF, proche du dossier, l’entreprise envoie ce courrier « systématiquement, lorsqu’une sanction est envisagée à l’encontre d’un salarié. » Le syndicaliste affirme aussi que la firme n’a jamais donné d’explication concrète sur le motif de cette convocation.
Récemment, une pétition a été lancée pour défendre un employé, en arrêt maladie pour dépression. Il n’a pas supporté sa mutation à Duppigheim. Le document compte 123 signataires, dont plusieurs dizaines de salariés de Derichebourg Propreté et de la SNCF. Ils certifient que le salarié « effectue correctement son travail. »
Le directeur explique ces lettres de convocation menaçantes :
« Ce sont des lettres-types. Elles font suite à des cas de refus de travailler, des absences non-déclarées ou des prestations non-faites. Je viens souvent le constater moi-même sur le terrain. Pour moi, ces formulations sont adaptées car nous avons là un problème de sécurité, pour les employés et pour le public. Je ne négocie pas sur la sécurité. »
« Avertissement, avertissement, convocation… »
Un agent de propreté résume ce qu’ont subi au moins quatre agents de l’entreprise, selon nos informations :
« Tout le monde fait [son travail]. Par exemple, toi tu fais un peu, moi je fais un peu. Ça va. Mais eux [la direction, ndlr] c’est tiens, tiens, sur la tête, tiens (en mimant des coups de poing, de haut en bas). Ouai, avertissement, avertissement, convocation, convoqué. »
La lettre de convocation informe l’employé de « la possibilité de [se] faire assister, au cours de cet entretien, par une personne de [son] choix appartenant obligatoirement au personnel de [l’]entreprise. » Plusieurs syndicalistes, ainsi que des employés de Derichebourg Propreté, témoignent de la pression exercée sur l’activité syndicale. Avant la visite sur site d’un élu du personnel, les salariés ont pour consigne de la cheffe de secteur « de ne pas parler au syndicat. »
Surveillance et délation au sein de l’équipe
Pour cette raison, la CGT Cheminots s’est impliquée dans la défense des nettoyeurs de la gare de Strasbourg. Une question de proximité : les agents de propreté travaillent sur le site où les syndicalistes cheminots se trouvent. Une question de confidentialité aussi : dans le petit monde du nettoyage, les nouvelles circulent vite. Les employés craignent d’être aperçus en compagnie d’un délégué du personnel de l’entreprise.
Car l’organisation managériale repose aussi sur la surveillance omniprésente des employés. Impossible de savoir quand la cheffe de secteur passe. Au sein de l’équipe, on soupçonne certains de dénoncer leurs propres collègues. Dans cette ambiance de méfiance généralisée, des salariés prennent des photos pour prouver le travail réalisé. Rue89 Strasbourg a pu se procurer une attestation signée par un chef de quai SNCF : oui, tel employé était bien présent à telle date. Le nettoyeur craignait d’être déclaré absent.
Angela : « J’ai développé une peur de venir à l’agence »
Angela, étudiante en première année de BTS, a souffert de cette atmosphère « exécrable » chez Derichebourg Propreté. Elle a fini par « avoir peur d’aller au travail » tant elle craignait les humiliations de la cheffe du secteur gare. La jeune femme a accepté de témoigner à visage découvert pour « dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas ». L’étudiante parle de « contrats obscurs », de plainte pour des « paies non-versées » et d’organisation « archaïque » au niveau du matériel fourni aux employés :
Insultes et menaces de licenciement injustifiées
Plusieurs anciens agents de maîtrise de Derichebourg Propreté ont accepté de témoigner, sous couvert d’anonymat. Ils confirment les propos des employés quant à la pression exercée par leur manager. La cheffe de secteur, responsable pour la gare de Strasbourg, n’aurait « aucun respect pour son personnel ». Ils évoquent tour à tour des « insultes » et des « menaces de licenciement sans justification concrète ». L’un d’eux décrit un processus récurrent :
« Le comportement de la cheffe de secteur dépasse la dureté, vis-à-vis de certaines personnes. C’est une personne qui a fait pleurer plusieurs assistants. Au départ c’est verbal, puis ce sont des écrits qui ne sont pas basés sur des faits concrets. Elle pousse avec des menaces. Puis ce sont des documents avec des mises en garde injustifiées. Ces agissements ont été portés à plusieurs reprises à la connaissance de la direction régionale. Sans effet. »
L’actuel directeur de l’entreprise a aussi constaté l’atmosphère délétère régnant à la gare de Strasbourg. Il décrit son impression lorsqu’il arrive à la tête de l’agence en 2017 :
« Je n’ai pas l’habitude du management par la peur. C’est ce que j’ai constaté sur place. On ne peut pas laisser pourrir une telle situation. Je prendrai prochainement les décisions qui s’imposent pour y mettre fin. »
La concurrence « féroce » dans le secteur
Contacté par Rue89 Strasbourg, un employé d’une autre société de nettoyage s’exprime sur la situation à la gare de Strasbourg. Pour ce cadre, ces mauvais traitements sont la conséquence d’un secteur où « les clients sont de plus en plus exigeants et la concurrence extrêmement féroce. » Il donne un exemple :
« Regardez simplement dans les Pages Jaunes. Il y a plus d’une centaine de sociétés de nettoyage rien que dans le Bas-Rhin. Sur des marchés publics, je me suis déjà retrouvé en concurrence avec 25 prestataires pour remporter l’appel d’offres. […] À un moment donné, on a cette réputation de négrier qui colle au secteur à cause d’une minorité d’entreprises. Mais c’est aussi lié à la pression que nous mettent les clients. »
Actif dans le secteur du nettoyage industriel depuis 35 ans, Bernard Schmitt a observé cette pression croissante sur les entreprises de propreté. Il a quitté la firme ONET car les conditions de travail n’étaient plus en accord avec les « valeurs familiales » prônées par l’entreprise. Chez Derichebourg Propreté, il se sent mieux. Pour le directeur d’agence, le slogan de la firme est respecté : « Derichebourg, une force au service de l’humain et de la nature. » Il se demande même si les conditions de travail n’y sont pas les meilleures du secteur.
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