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Le vertige du robot vient hanter le Maillon

Le robot fascine autant qu’il dérange. Copie imparfaite du corps humain, être aux capacités multiples, il demeure cependant simple objet. Mais est-ce encore le cas à l’heure des intelligences artificielles et des progrès fulgurants que connait la robotique ? Du 20 janvier au 5 février, le théâtre du Maillon propose de plonger dans l’étrange corridor, entre l’humain et la machine, avec Paranoid Androids – des robots et des hommes.

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Les robots exercent une grande fascination sur l’imagination. Bien avant l’arrivée des androïdes cybernétiques, les golems de glaise apportaient à leurs constructeur un frisson singulier. Il y a quelque chose de la transgression divine dans cet acte : la création d’un être à figure humaine. Aujourd’hui que la technologie est intégrée comme un élément fonctionnel de nos vies, un prolongement même de nos membres et de notre esprit, que sont les robots ? Des outils, des possessions, ou déjà quelque chose de plus ? C’est sur cette troublante interrogation que germent les spectacles proposés au Maillon.

La machine au visage humain

Sur la scène, un homme en polo noir est assis. Décontracté, il a croisé ses jambes l’une sur l’autre et tient près de lui un ordinateur portable. Mais derrière une légère calvitie, son crâne est ouvert, fendu, dévoilant un ensemble de composés mécaniques chromés. Si la face de cet être ressemble fortement à l’écrivain allemand Thomas Melle, tout l’arrière est une machine. Conçu par le collectif théâtral Rimini Protokoll, l’étrange écorché nous invite à écouter sa leçon.

La Vallée de l’étrange est le titre de ce spectacle pour le moins déroutant. C’est aussi le nom d’un concept développé par le roboticien japonais Masahiro Mori. Ce vertige angoissant survient lorsqu’une représentation humaine ressemble fortement à un corps réel, sans toutefois l’égaler. Les quelques imperfections qui demeurent sont alors grossies et apparaissent comme monstrueuses. C’est pour cela que les poupées font plus facilement peur que les ours en peluche.

Le robot de cette « uncanny valley » est d’autant plus troublant qu’il est la reproduction d’un véritable humain, l’écrivain Thomas Melle. Photo : de Gabriela Neeb

Que ressent-on face à un robot à figure humaine ?

Le spectacle n’a même pas besoin du texte pour poser son principal enjeu : que ressent-on face à un robot à figure humaine ? Peur, empathie, colère, affection, répulsion… C’est un mélange de sentiments qui secoue l’esprit face à cette étrange altérité. Ce sujet sera développé par les créateurs du spectacle lors d’une conférence.

Le robot est là installé à la place de l’auteur. Il a pris sa voix. Il l’a comme déjà remplacé, et pourtant c’est bien l’homme qui est derrière. Cette étrange cohabitation entre la chair et le silicone force le spectateur à s’interroger sur son propre rapport à lui-même. Car, à force de similitude, la part qui distingue l’humain et la machine semble dangereusement s’amincir.

Une pharmacienne en métal et ses psychotropes

Face au personnage de Happiness l’hésitation est moindre. Cette créature n’est pas humaine. Cependant, son visage de peau synthétique, ses yeux noirs, ses expressions faciales rejoignent les nôtres. Dans un cube de béton, cette jeune pharmacienne en métal explique tout le bien que procurent les psychotropes alignés derrière elle. Le médicament apparait subitement comme un prolongement de l’usager. Tout comme une prothèse, l’antidépresseur vient soutenir une défaillance du corps naturel. Comme un exosquelette, la drogue permet de travailler plus longtemps, d’aller plus vite.

Par sa seule présence dans la petite pharmacie, le robot questionne ces limites. Avec l’intégration de la technologie à nos quotidiens, au point qu’elle soit devenue indispensable pour beaucoup, qu’est-ce qui nous distingue encore du robot ? En regardant cette androïde, le spectateur se rencontre. C’est là un thème récurrent du robot : plus qu’un autre de synthèse, c’est une projection, un reflet de l’humanité où celle-ci se contemple.

Dans l’inquiétante officine de « Happiness », la technologie présente un visage humain terrifiant, car vissé à même le métal. Photo : de Willem Popelier

En route vers l’hybridation

Un immense tube de plexiglas sur l’obscur plateau vient poser un renversement. Dans cette éprouvette colossale, remplie de volutes opaques, une main humaine apparait. Un corps flotte, se tord, se meut. C’est à l’intérieur de ce Tank que Doris Uhlich fait de son être une machine de viande. Sur une musique électronique, l’organisme se modifie, nu et exposé, avec la même froideur que s’il était mort. Voilà un corps manifestement humain qui cesse alors de se comporter comme tel, et adopte les mouvements de l’artificiel.

C’est un élément récurrent dans les laboratoires de savants fous. Mais voir l’un de ces tanks pour de bon ne laisse pas indifférent. Photo : de Ilner Katja

Cette idée que l’humain a besoin du robot pour atteindre un autre niveau n’est pas nouvelle. Elle traverse le concept même de technologie. Mais là où les outils et machineries habituelles sont des éléments bien distincts des hommes, la robotique fait intervenir le technique directement dans le corps. Avec Ce que nous pourrions être, les artistes roboticiens viennent s’interroger sur les possibilités d’une artificialisation et sur l’importance de conserver l’humain.

Devenir machine ou s’appuyer sur le robot

Au-delà de mettre des machines dans le corps, le corps lui-même peut être une machine et en absorber les principes. C’est une expérimentation que le spectateur est invité à faire avec l’atelier-labo En contact. Le chorégraphe Éric Minh Cuong Castaing convie les membres de cet atelier à explorer d’autres formes de contact. Il creuse l’interaction avec les technologies qui se superposent à notre perception du réel. Dans la même veine, l’atelier jeune Deviens un robot propose une approche ludique des gestes mécaniques.

Le post-humanisme envisagea cette solution. L’hybridation apporte une consolation à la faiblesse des corps, qui seraient comme des freins et des poids. L’esprit se trouve limité par la maladie, la fatigue, le vieillissement. Le corps du robot apparait à ce titre bien plus enviable. Les robots et les intelligences artificielles se développent d’ailleurs en milieu hospitalier. Elles appuient le corps médical et le corps en souffrance. Les enjeux de ces avancées sont discutées dans Soignant·e, soigné·e et robot avec de nombreux spécialistes.

La guerre des machines aura-t-elle lieu ?

Même si les robots nous aident, soignent nos corps ou préparent notre café, il reste une méfiance. Si la science-fiction nous a bien appris quelque chose, c’est que les intelligences artificielles se développent pour nous détruire. L’homme contre la machine, c’est une guerre symbolique dont le fantôme est tenace. Des films comme Blade runner, projeté durant ce temps fort, ont forgé notre imaginaire sur la question.

Et le sujet est pressant. Notre cohabitation se fait de plus en plus intense. Il faudra peut-être bientôt régler des problèmes domestiques transhumanistes et négocier avec la machine. C’est le postulat que pose Contes et Légendes de Joël Pommerat. Un futur proche, où des humains côtoient des androïdes à leur image. La succession des scènes pose doucement une zone de flou. Les normes sociales, les devoirs imposés par la loi et le groupe tendent à se rapprocher de la programmation qui anime les corps de métal. L’affrontement confine ici au tâtonnement, de la part d’êtres en construction qui hésitent sur la marche à suivre.

Dans le paysage de « Contes et légendes » l’intégration des robots à la vie quotidienne semble aussi compliquée que les interactions sociales traditionnelles. Photo : d’Elisabeth Carecchio

Les machines dissidentes de Man Strikes Back

C’est une collaboration plus spectaculaire à laquelle se livre Man Strikes Back. Le jongleur Stijn Grupping et le percussionniste Frederik Meulyzer entament une drôle de danse avec cinq boites animées. Elles assistent le jongleur dans ses numéros, créant avec lui d’improbables trajectoires de balles. Mais elles se montrent soudain remuantes, presque dissidentes. Elles bougent, dirigent, renversent le rapport de force. C’est le jongleur qui semble alors suivre leurs directives, et la musique obéit à ce nouvel ordre. La belle symbiose fait place à une inquiétante lutte. Le robot permet des prouesses qui dépassent l’humain solitaire, mais à quel prix, et à quel risque ? Pour prendre la pleine mesure des possibilités d’évolution de ces machines, une conférence organisée par le sociologue Dirk Baecker pose la question de l’intelligence. Quelles sont les différences entre l’esprit humain et l’intelligence artificielle, et quelles sont ses possibilités, et ses freins ?

Jongler avec les robots peut donner lieu à quelques surprises. Photo : de Karolina Maruszak

La robotique a si bien infusée dans notre quotidien qu’elle n’est plus tellement conscientisée. Ces techniques se sont intégrées à la norme, et le robot s’est déjà en partie fondu dans l’humain. Les spectacles, performances et conférences proposées par Paranoid Androids – des robots et des hommes permettent de remettre cette question en perspective. Quel est notre réel rapport à la machine ? Et surtout, quelles sont nos ambitions, nos souhaits et nos craintes vis-à-vis du futur ? Pour l’heure, ce sont toujours les humains qui fabriquent les robots, et poser une réflexion sur leur devenir est la seule variable dans l’équation de leur développement.


#Le Maillon

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